LÀ-BAS - nouvelle de Jean-Jacques Raible - (dimanche, 06 avril 2008)

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Madame Paul Meurice est assise devant le vieux piano de la maison de santé. Elle a apporté la partition de Tannhaüser et en a joué le prélude. Un ruisseau vacillant s’est effiloché, puis s’est déchiré et, de cette fêlure a coulé un éboulis de sonorités fiévreuses. La cascade s’est transformée en torrent fougueux, qui s’est mis à rouler dans nos crânes en vagues vives. Il a élevé nos cerveaux jusqu’à des arcs-en-ciel fulgurants, ravissant dans ses bouillonnements nos esprits et nos sens soudain captifs de cette danse féroce. Pendant quelques minutes qui ont paru éternelles les cloisons du salon ont été anéanties, les poussées furieuses de cette musique gigantesque ont fait voler en éclats l’hôpital et ses fuligineuses des alcôves et ont entraîné nos vies comme des lambeaux frémissants au-delà des murs noirs de la nuit.
Quand la tempête a chu dans un silence abrupt, la trace de son souffle est restée longuement en nous. Comme une mer qui s’épuise, les vagues sont devenues plus étales, et nous ont enveloppés d’une suave torpeur qui nous a laissés muets.
J’ai presque oublié ce masque de fou atroce, ces yeux égarés, cette bouche tordue, ces cris hystériques : « Crénom ! Non, non, non ! », ces gestes violents, surtout lorsque ma mère approche, et qu’elle voudrait me voir faire le signe de croix. C’est moi, moi, moi ! cette tête de mort aux orbites ahuries ! Que fais-je ici, dans ce morne hôpital, loin des exquises souffrances des pages raturées ? J’ai échoué comme un naufragé sur cette grève monotone et grise, aux limites d’un grand océan d’oubli aux vagues douloureuses.
Je pense à moi comme on pense à un mort, réalisant qu’il a vécu, qu’il a connu telle ou telle chose. Mais je me convaincs que c’est bien fini. Où sont les ombres du passé ? Même mes anciennes passions me surprennent. Elles sont celles d’un autre. Comme cette mort qui vient à pas rapides, et qui est encore celle de quelqu’un qui m’est étranger. J’ai l’impression que mon cerveau se liquéfie, se dissout comme un vieux cèpe miné de limaces. Tout se brouille, tout se perd dans une brume trouble. Par moments, plusieurs existences se bousculent dans mon crâne. Des souvenirs pétrifiés hantent ma mémoire, des images figées, comme des gravures d’une époque très ancienne, tirées d’un livre rongé par les siècles.
L’une d’elles me revient souvent, comme un refrain : c’est au jardin du Luxembourg, entre les massifs effeuillés et les statues, sous le soleil blême qui traverse les os dentelés des arbres et va noyer sa filandreuse chevelure dans les regards hâves des flaques. Nous marchons à pas lents, mon père et moi, et nous errons par les allées.
Il n’est pas de nuit qui ne soit bouleversée par un cauchemar. Le visage de maman, surtout, si proche, si lointain. J’éprouve la douleur d’être séparé d’elle à jamais. L’infini est entre nous. Ma sensation de solitude est accentuée et je me réveille avec un goût d’amertume dans la bouche, le corps rompu, l’âme exténuée.
Qui suis-je, maintenant que mon corps défaille, épuisé, fil ténu qui me rattache faiblement encore à la vie ? Je dérive comme une nef battue par la houle. Les mots me submergent, fluides, liquides, mêlant leur cruauté à leur transparence glacée. Je ne sais plus rien. Je flotte parce qu’un corps est fait pour flotter, comme un cadavre.
 
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J’ai 46 ans, là, fixé sur un point qui est désormais une existence amoindrie, le corps moitié médusé par la mort. C’est cela, la vie, une lente et fatale leçon de résignation, à ce qu’elle ne soit plus la flèche tendue vers un horizon dressé, mais un débris posé sur la terre dans laquelle on s’enfonce, et dans laquelle il faudra disparaître à jamais.
Je ne connais plus que ce présent, la répétition éternelle d’un désastre, ce naufrage qu’il a bien fallu admettre, un marmonnement toujours semblable, un cercle infernal qui me cerne et s’amenuise.
L’habitude m’apprend à ne plus penser, à laisser là mon désespoir, comme une vieille concubine dont on apprécie, malgré tout, les services occasionnels, mais qu’on ne désire plus presser contre soi, qu’on enferme même, de peur de la montrer.
On me bourre d’opium, de quinine, de digitale, de belladone.
Le docteur Duval veut que maman espace ses venues. Elle m’entoure de gémissements et me rend furieux.
Ancelle pleure. Arthur Stevens est consterné. Poulet-Malassis, Nadar et Manet sont cachés dans un coin de la pièce. Gautier est sorti. Seul Champfleury se tient à peu près tranquille, derrière ses lorgnons. Ce bon vieil Asselineau est assez correct, lui aussi, avec sa grosse moustache léonine.
J’ai vu, avec une grande netteté, au milieu de la pièce, cambrée contre le vide, une femme mélancolique, aux longs cheveux noirs et à la peau hâlée, qui baignait mon regard dans ses yeux noyés d’abysses maritimes. Quand est-elle entrée ? D’où vient-elle ? Elle a ce doux visage de celle qui couvre le front de baisers et de songes, et qui attend depuis l’éternité. Amante compatissante, où veux-tu me conduire ? Enfer ou paradis, qu’importe ! pourvu que ce soit loin d’ici !
On m’a porté dans ma chambre, près de la fenêtre, sur le grand fauteuil dans lequel j’ai pris l’habitude de couler des après-midi interminables d’ennui.
J’ai hurlé et j’ai trépigné. Une masse écrasante et grise a noyé mon cerveau jonché de carcasses de toutes sortes, d’épaves délavées, poncées, disloquées, venant de pays incertains, que les tempêtes ramassent et projettent sur le sable de la mémoire. Le fracas terrible ressemblait à des explosions sourdes.
Le sable avale maintenant les pas épuisés. Les vagues giclent jusqu’aux limites extrêmes de leur souffle, et, brisées, amenuisent leurs gerbes jusqu’à ne devenir qu’une mince tache rampante et s’éteindre. Le vacarme gronde encore sourdement, recouvre les paroles de maman qui traque mon regard et remue ses lèvres chancelantes comme l’infini de l’océan.
La vorace incertitude des lignes fluentes qui se déconstruisent et s’évasent, ont découvert en se retirant des algues visqueuses aux yeux de batraciens. Et la lame lèche le sable noir, engloutissant la lumière qui ruisselle.
Puis cela s’est relâché, et de gros boutons blanchâtres ont promené leur nonchalance purulente dans mon crâne, bavant leur pus terne.
Le parc est maintenant imprégné d’encre grise. Mon regard découpe une partie de la fenêtre entrebâillée, mouillée de lumière aveuglée. Le ciel est ouaté d’une mer blanchâtre qui suinte. Dans les ténèbres, des voix de femmes rebondissent comme des agates translucides. Le silence accueille les bruits. Les voix se sont éteintes. Et puis c’est tout. Je contemple un long moment la vitre sale.
J’ai peine à me souvenir de ce qui s’est passé ces derniers jours, tel geste, telle parole, telle sensation, comme une main est encore capable furtivement de saisir des objets à quelques centimètres de la surface de l’eau, avant qu’ils ne sombrent définitivement jusqu’au fond, jusqu’à l'absolu renoncement.
Jadis, je n’aimais pas que, ballotté par le flux d’une existence assez ternie par des problèmes matériels, je fusse soumis aux sens que voulaient bien m’accorder les cahots incertains du cours des choses. Je place la conscience au sommet de l’honneur humain. Et même dans l’orgie, dans les fumeries de haschisch et les cures opiacées, je n’abdiquais ma lucidité et ma volonté. Dans l’enfer, la conscience de soi est encore signe de l’Absolu.
Plus que jamais la solitude. Je préfère la solitude à l’avilissement.
Il me vient comme un dégoût des humains et de leurs émois. La très grande pitié que l’homme se porte à lui-même l’empêchera toujours d’être lucide. S’il y a fraternité, ne naît-elle pas de l’imminence de la mort, de la certitude de l’échec, du désespoir le plus profond ? L’amour est plus assuré en enfer qu’au paradis, l’étreinte des damnés plus chaude que le souffle pur des élus. La rage des Révoltés arrache à la nuit des éclairs. La beauté de Satan ne se discute pas, et le refus est toujours l’expression de quelque noblesse. Jusqu’au dernier moment je ne déposerai ma conscience et mon orgueil. Je n’ai fait que pratiquer le néant. Existe-t-il un point semblable dans l’univers ?
J’exècre la vie, qui me fit choir dans ces néants noirs, dans cette poussière matérielle. Je l’abomine, et pleure cette haine incestueuse, bizarre amour jeté dans la fange.
Me retirer pleinement des macules de l’existence, qu’autrui importun, crache. Ces vomissures brûlent mes orbites pierreuses, que je voudrais mêler à la terre.
Et la fleur impossible n’éclôt jamais, hormis son ombre amère dans laquelle je m’oublie. Le secret des choses enfouies s’enveloppe de ténèbres, dans l’alcôve putride perce la peau tannée des fruits urineux dont la saveur emplit la mer livide. L’odeur de varech se perd dans les déchirures nocturnes. Je m’embourbe dans l’immobile rivalité de mes pas comme un monstre ailé plongeant dans l’abyme, comme l’errant éternel dans la rue labyrinthique. Le vent urbain porte le commerce des mouches jusque dans la bouche. Les cités sont emplies de charognes égarées. Partout des corps flasques, tordus, aux lèvres absentes qui donnent aux cadavres l’impression de ricaner ou de lancer longuement, comme des chiens, des hurlements angoissés, des mains crispées sur des abdomens dans des positions incongrus, des pieds si rigides qu’ils soutiennent le poids des morts, une couleur terreuse, des yeux caverneux, des touffes de cheveux qui subsistent, et surtout ce sentiment charnel de vie torturée qui les anime.
Que tous disparaissent, et voilà l’innocence assurée. Mais qui pourra alors juger de l’innocence ?
Maman dit : « Je viens de retrouver, dans un roman de Balzac que tu aimais tant et que tu m’avais offert à mon retour d’Istambul, des fleurs de lys asséchées, d’une blancheur comprimée et presque immortalisée par leur rigidité, et que tu voulais sacrifier en offrande à notre amour. »
Maman… Ma mémoire conserve encore tout au fond de mon âme la plénitude des abandons contre le sein de maman, de ses parfums de chair et d’étoffes soyeuses. Je m’y suis perdu, comme à l’aube d’une naissance, coïncidant encore avec le monde, comme si j’étais revenu au temps d’avant le temps, antérieur à la déchirure qui nous crucifie. 
La chaleur écrase la chair. Il reste du soleil impitoyable de la journée des sanglots de lave qui descendent jusqu’à mes entrailles.
Arriverai-je à déchirer l’ouate brûlante derrière laquelle heurtent mollement les coups étranges de l’Inconnu ? Il me faut encore une fois, je le vois, ensanglanter cette coquille.
Où se trouve la satisfaction d’un salut conquis au prix du sacrifice ?
J’ai voulu tout compter, je n’ai ramassé que des fragments de passions abolies. J’ai trafiqué mesquinement mes aspirations, comme de vulgaires marchandises venues pourtant de mondes merveilleux.
Je crains d’avoir perdu irrémédiablement le temps où j’aurais dû entreprendre de me sauver. Mes poèmes ne sont que des fenêtres closes derrière lesquelles se devinent des rives lointaines.
Ouragan soudain, malstrom de douleur ! J’ai hurlé. J’ai trépigné. J’ai manqué briser la vitre, que j’ai frappée violemment. On essaie de me calmer. L’opium manque d’efficacité : il m’a tanné l’âme. On s’effraie de ma fureur et l’on parle de m’attacher. On m’observe, on me scrute, on voudrait me voir disparaître ! Mieux ! que je n’eusse pas existé !
On me donne encore du laudanum. En quantité. On a peur que je hurle. La voix de l’abîme effraie.
J’erre entre lumière et ombre, dans le fracas las des vagues arc-boutées, dont l’écho atone berce l’âme. L’Océan déplie son corps sanglant, dévoré de baisers mornes qu’imprime sur sa peau un soleil agonisant. L’écume pourpre ploie la paupière de l’instant. Je repose mon crâne sur le vide ardent, sans passé, sans futur, sans présent, lumière dans la lumière, ombre sur l’ombre, submergé par le remugle des gouffres.
J’ai puisé dans l’âpre langueur marine une saveur austère et innocente. Ma vie a pris la consistance du cristal. Elle est dénudée. Elle est comme une mer brûlée. La houle délivre le rivage où perlent des soupirs. Derrière la voile rêche et la poupe gercée serpentent mes regrets. Des brisures vétustes fendent les ciels rongés. Des tintements stridents s’abîment dans les sourdines de havres insonores, comme le vide qui s’étiole sous les pas. Les souffles embrasés fustigent le mât où claque la voile empressée. Mon tremblement expire. Ma seule puissance est la dérive. Partir ! N’importe où !
Champfleury a voulu me donner de la soupe dans un grand bol. J’ai craché le bouillon et, de ma main valide, j’ai renversé le bol qui est allé se fracasser sur le sol. Foin de sa charité ! Quelqu’un a dit : « Il est impossible, décidément ! »
J’entends une voix qui s’adresse à moi à quelques centimètres de mon oreille. La femme aux yeux d’ombre et à la peau brûlée vient me parler avec des inflexions douces et insinuantes. Elle me caresse le front. Je comprends tout ce qu’elle dit. Personne n’a semblé faire attention à elle. Elle parcourt silencieusement la pièce et passe à travers les regards. Elle est une compagne attentive qui me conte des rêves délicieux, des voluptés plus riches que les mers des Tropiques. Je perçois des images qui s’imposent à mon esprit comme des figures terriblement délimitées, coupées à la hache. Elles ont l’intelligibilité de l’Idée et la pesanteur somptueuse des chairs exaucées.
Mais je crie de nouveau ! Hurlements ! douleur furieuse ! La clairière sépulcrale abîme l’œil sanglant dans sa douleur d’être là, parmi les ronces jonchant l’humus pâle. Et par-dessus, un nuage sombre et vibrant couvre une partie du ciel métallique. Les sanglots desséchés tombent des soleils. L’œil crachant fixe le tourment poncé des attentes. La patience interminable brûle sa résine ambrée.
Le voyage expire sur le bord des limbes aux parois plasmatiques.
La lampe couvre la vitre d’une toile blanche. Feu calme de la solitude. Le temps se ronge, comme un calcaire sans âge, et se pose sur mes paupières lasses.
L’instant expire.
 
 
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Et la nuit s’est enroulée autour du silence comme un serpent sombre aux yeux d’or. Douze tintements clairs font frissonner sa robe soyeuse. Puis le silence à la gueule moirée couvre d’un baiser constellé le plafond à la peinture écaillée, où j’accroche mes yeux.
L’œil, maintenant, scelle le tourment taraudé des éveils hantés. Que le voyage me prenne enfin, dans l’étreinte fraîche de l’Aurore !
Sur le mur, des mouches blettes écrasées comme des raisins dans la boue.
La femme aux longues algues ténébreuses m’a fixé avidement de ses yeux niellés. Il est temps ! Partons !
J’ai voulu sauter du fauteuil, tout détruire. Que tout explose ! Que le monde s’anéantisse dans une immense fulguration ! Crénom ! J’ai insulté le monde, des sons rauques et ridicules ont roulé de ma gorge. Et j’ai chuté sur le parquet comme un pantin décapité.
Finalement, on m’a porté au lit. Tout le monde s’est retiré, me laissant dans mon silence calciné, seul avec ma souffrance, le regard rivé sur la gueule du gouffre.
J’ai attendu longuement que la nuit se consume, tremblant, impatient d’aube inouïe.
Et doucement la porte s’est ouverte. J’ai vu dans la pénombre s’avancer la jeune dame très miséricordieuse, qui ondoyait dans l’air comme un songe noir et chaste. Elle a plongé dans mes yeux son regard étincelant de chat, s’est penchée sur mon visage, et a posé sa bouche glacée contre mes lèvres tristes. Un grand vent s’est levé, gonflant les voiles, faisant craquer les agrès, tordant la coque et brisant l’ancre. Ô Ange de lumière ! emmène-moi dans la tempête, loin des côtes boueuses du vieux continent, jette-moi à travers l’Océan infini, à travers les vagues ivres et les icebergs translucides ! Conduis-moi Là-bas, où le soleil ne frise qu’obliquement la terre, où nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, là-bas, hors de ce monde ! Étoile livide, guide-moi jusqu’aux terres boréales, où je mirerai mon cœur dans la splendeur des glaces !

 
 
 
 

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