Faut-il être intelligent pour être sauvé ? (I) (dimanche, 10 mai 2009)

 

par Bruno Bérard

 

Christ terre cuite.jpg
Tête de Christ en terre cuite de Rolande Hérault (élève de Maillol et Marie Laurencin)
– collection privée (le musée de Saint-Dié-des-Vosges dispose de quatre œuvres).

 

Première Partie

Section I.      L’intelligence
Section II.     Intelligence et réalité
Section III.    La pneumatisation de l’intellect

 

Seconde Partie

Section IV.    La gnose, ignorance infinie
Section V.     Gnose ou théologie mystique
Section VI.    Faut-il donc être intelligent pour être sauvé ?

 

PREMIÈRE PARTIE

Si cette question se pose, alors qu’une réponse – négative – vient immédiatement à l’esprit, c’est pour au moins trois raisons qu’on ne saurait évacuer sans les avoir envisagées selon toutes leurs conséquences.

La première raison apparaît lorsqu’on est surpris et ravi, à la lecture des textes théologiques d’un S. Thomas d’Aquin, d’un Jean Duns Scot, d’un Roger Bacon ou d’un S. Bonaventure, par l’extraordinaire intelligence de ces docteurs (angélique, subtil, admirable et séraphique, puisque c’est ainsi qu’ils ont été, respectivement, surnommés). On est surpris – et ce, non dans une optique moderne, puisque dans ce cas une intelligence mathématicienne aurait dû s’appliquer exclusivement à la technique [1], mais parce que nous accédons à une intelligence (une compréhension) des mystères chrétiens, auparavant insoupçonnée (par nous « insoupçonnée », car Origène et S. Augustin sont des génies théologiques au moins égaux aux docteurs médiévaux). Alors intervient ce ravissement – dans un sens quasi étymologique.

La deuxième raison naît de la méditation de la dogmatique chrétienne. Expression ou formulation la plus transparente possible des mystères chrétiens, ainsi que l’a rappelé Jean Borella (Problèmes de gnose, chap. VII), cette ample dogmatique s’insère entre la révélation et la théologie – cas unique parmi les traditions religieuses, puisque celles-ci disposent, ‘‘classiquement’’, d’une révélation (écrite ou non) qui formule, et de théologies qui interprètent. Loin de constituer une interprétation – ce qui est bien le rôle des théologies, dont aucune, fût-ce celle de S. Thomas d’Aquin, ne fut jamais canonisée [2] –, la dogmatique se présente du côté de la seule formulation (ibidem). C’est que, nous semble-t-il, le mystère chrétien est d’une ‘‘intelligence inégalée’’. C’est pourquoi des esprits, parmi les plus grands, auront pu y consacrer leur vie et, surtout, il ne fallait rien moins que cette dogmatique pour fixer – face à toute dérive anecdotiquement interprétative – et pour transmettre, pendant deux mille ans, cette ‘‘intelligence’’ du mystère chrétien [3].

La troisième raison, anthropologique, se réfère donc à la ‘‘nature’’ de l’homme, en particulier à cette dimension essentielle qu’est son intelligence. Dès lors, l’homme ne peut pas ne pas intelliger, il est fait pour intelliger ; il est ‘‘gnostique’’ par nature. Se pose alors ici la question, avec acuité, de la fonction de cette intelligence humaine et, en particulier, de son rôle éventuel face à la révélation. Qu’est-ce que l’homme peut affirmer connaître ? Comment croire et connaître se combinent-ils donc ?

Commencer par définir l’intelligence humaine nous semble la bonne démarche. Nous pourrons voir ensuite comment cette intelligence s’applique au monde (le cosmologique) et à ce qui passe le monde (le métaphysique). Il sera alors certainement plus aisé de comprendre une doctrine comme celles de « la pneumatisation de l’intellect » (cf. l’enseignement de S. Paul) et, paradoxalement, d’envisager la « gnose » véritable comme celle d’« intelligences qui savent fermer les yeux » [4]. Sans doute, cela aura éclairé la question-titre de cet essai et nous permettra alors d’en élaborer une réponse.
Essentiellement, nous ferons appel à l’œuvre de Jean Borella, dont quasiment tous les livres seront ici convoqués.

 

 
Section I. L’intelligence

 
1. Il faut immédiatement écarter la définition pragmatique de l’intelligence comme ce qui serait mesurable par la psychologie. En effet, à la question : « qu’est-ce donc que l’intelligence ? », les inventeurs du fameux test répondirent, dit-on : « mais, c’est précisément ce que mesure notre test ! » [5]. Par « intelligence », nous ne souhaitons donc pas parler ici d’agilité d’esprit ou d’aptitude au calcul mental.

2. Il faut également renoncer à la définition kantienne de l’intelligence ramenée à un « entendement », intermédiaire entre sens et raison, définition finalement aisée à réfuter. Il s’agit, au premier abord, d’une simple inversion de vocabulaire entre « raison » et « intelligence », mais qu’il convient de rétablir. L’origine de cette inversion malencontreuse réside sans doute dans la relative confusion des deux termes chez Descartes [6] – « relative » seulement, car le métaphysicien français conserve à la raison son pouvoir de connaissance intuitive (intellectus intuitivus) [7], sans lequel il n’y aurait pas de métaphysique possible (cf. La charité profanée). Mais, ayant fait de la raison (Vernunft) la faculté supérieure de la pensée, Kant ne verra plus dans l’entendement (Verstand, intellectus) que l’activité cognitive inférieure : celle qui revêt le donné sensible, c’est-à-dire la matière de la sensation et la forme de l’espace et du temps, d’une forme conceptuelle [8]. Or cette inversion est en fait une négation, la négation de l’intellectus (intellect intuitif) : « l’intuition intellectuelle, en effet, n’est pas la nôtre, et (…) nous ne pouvons même pas en envisager la possibilité », écrit-il [9]. Si Kant nie l’intuition intellectuelle, c’est simplement parce qu’il l’imagine, sur le modèle de l’intuition sensible, comme ayant un objet devant soi. Or, « au-delà de la connaissance par observation, il y a place pour la connaissance par participation » [10]. Connaître une chose, au dire de Kant, c’est certes construire un concept dans l’intuition sensible mais, avant tout, c’est être « intellectuellement saisi par un sens, un intelligible, que nous ‘‘reconnaissons’’ plus que nous le connaissons » [11]. Ajoutons, suivant toujours Jean Borella, que la contradiction kantienne réside dans le projet même de la critique de la raison pure, critique que la raison serait censée opérer par elle-même, alors que la limite posée par Kant lui-même : « Ce qui limite doit être différent de ce qu’il sert à limiter » [12] rend caduque un tel projet. À la différence de Kant, pour lequel non seulement l’entendement se limite lui-même [13] mais la raison se limite elle-même en limitant son usage théorique par son usage pratique [14], la raison ne saurait limiter la raison. Au contraire, si l’on peut prendre conscience des limites de la raison, c‘est bien parce qu’il y a en nous une puissance intellectuelle supérieure à la raison et que la connaissance jouit de son illimitation interne : l’intellect ou la connaissance (c’est tout un) est plus que ce qu’il connaît et que le sujet connaissant [15].

3. Nous en arrivons donc à cette définition de l’intelligence, distinguée de la raison parce qu’elle « vient du dehors » (ou « par la porte »), disait déjà Aristote (De la génération des animaux, II 3, 736 a, 27-b 12). Certes, étant donné notre état psycho-corporel, il est vrai que pour l’homme « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » (rien n’est dans l’intelligence qui ne fût d’abord dans les sens) mais pour autant seulement qu’on y adjoindra la correction leibnizienne : « nisi ipse intellectus » (si ce n’est l’intellect lui-même) ! [16]
 
Ce double aspect de l’esprit peut bien sembler subtil, mais on ne saurait assimiler la raison, norme de la pensée discursive, doublement soumise à l’objet qu’elle regarde et à la logique qui l’encadre, avec l’intuition intellectuelle. Si la raison déroule le raisonnement, c’est bien l’intelligence qui le comprend, et nul ne saurait forcer quiconque – y compris soi-même –, à comprendre ce qui reste incompris [17]. Le processus d’acquisition de la connaissance (et celui de l’établissement de sa validité) n’est certes pas intuitif : pour découvrir ce qu’il ignore, le mental procède discursivement, par enquête, raisonnement, déduction, mais l’acte propre de la connaissance « ne peut être que réception directe du donné intelligible » [18]. L’acte cognitif en tant que tel est celui « par lequel un objet connu s’unit directement à un sujet connaissant, dans une sorte de transparence réciproque qui est l’expérience même de l’intelligible » (Lumières de la théologie mystique, p.124). De même que la lumière qui infuse un cristal n’est pas produite par le cristal, l’intellect, en acte et dans son essence supra-humaine, est incréé et incréable [19]. Ce dont la doctrine de l’intellect comme sens de l’être rend compte.
 
 
 
 
Section II. Intelligence et réalité

 
1. Intelligence et réel physique. Dire que le rôle de l’intelligence est d’être « sens du réel », c’est constater que l’acte intellectuel premier est essentiellement intuition du réel comme tel, conscience qu’il y a du réel ou, dit autrement : l’être a du sens pour l’intelligence [20]. Notre « conscience d’intelligibilité », notre « expérience sémantique » est ce constat que l’idée d’être a son retentissement sémantique dans notre intelligence alors que cela ne s’explique par aucune genèse. Cette disposition métaphysicienne est donc innée et immédiate ; et c’est précisément l’immédiateté de cette expérience ontologique qui nous la rend directement inaccessible, de même qu’on ne saurait voir la lumière qui nous fait voir, sauf indirectement [21].
 
Pour autant, ce n’est pas l’être même de l’objet connu qui est reçu dans l’intellect mais sa modalité intelligible, dépouillée de l’existence individuelle propre de cet objet ; « l’acte de la connaissance ne se réalise donc qu’au prix d’une sorte de déréalisation ». Cependant cette « connaissance est bien réelle, elle est même la fonction du réel par excellence » : « il n’y a de l’être que pour la connaissance ». C’est cela qui rend la situation de l’intellect paradoxale : il est à la fois en dehors du réel et lié au réel. Il est donc bien cet éclairage « venu d’ailleurs », il est donc bien d’une autre nature, d’un autre degré de réalité que ce qu’il éclaire. Jean Borella dira que « le contenu cognitif de l’intellect excède le degré de réalité de sa manifestation : autrement dit, [qu’]il lui est transcendant » [22]. Et il le faut bien, puisque tout ce qui est manifesté n’est jamais entièrement là, puisque sa racine invisible, sa cause et sa source restent toujours non manifestées.

2. Intelligence et réalité surnaturelle. Ce qu’il en est vis-à-vis du réel ‘‘visible’’ ou physique (la ‘‘nature’’), du fait de cet ‘‘organe transcendant’’ qu’est l’intelligence, en va a fortiori de même vis-à-vis des réalités surnaturelles, dont il fait partie. Ainsi Frithjof Schuon pourra dire que « L’intellect est naturellement surnaturel ou surnaturellement naturel » et cette « dimension naturellement surnaturelle de l’intelligence (…), S. Thomas [l’aura] indubitablement enseignée » [23], en dépit du néo-thomisme, lequel, soucieux de ne pas tomber sous la critique kantienne, aura posé « en principe une distinction radicale entre l’ordre de la connaissance naturelle et celui de la connaissance surnaturelle » (Le sens du surnaturel, p.83).
Car c’est bien dans cette séparation radicale que réside le paradigme d’une pensée « moderniste » [24], laquelle précisément ne peut plus penser le surnaturel. On peut voir l’origine actuelle de ce paradigme dans l’erreur galiléenne (physique mécaniciste [25] désormais périmée), et sa formulation la plus aboutie dans sa mise en œuvre philosophique par Kant.
Pour s’en convaincre, il suffit de revenir simplement à l’immuable enseignement de Platon, pour qui la conception de l’univers « découle à titre d’illustration sensible de ce qui, en soi, est invisible et transcendant ». C’est « dans sa substance même » que le monde « est doté d’une fonction ‘‘iconique’’ » (La crise du symbolisme religieux, p.54) ; il est, dit Platon, « de toute nécessité l’image de quelque chose » (Timée, 29b ; La crise…, p.40), si bien que toute cosmologie ne saurait être qu’« un mythe vraisemblable (ton eïkota muthon) » (ibid.).
Si, pour Platon, « notre science de la nature demeure hypothétique, ce n’est pas à cause de la faiblesse de notre intelligence ; c’est à cause du manque de réalité de l’objet à connaître. Dès lors, la seule connaissance adéquate à un être déficient est la connaissance symbolique, parce qu’elle pose d’abord son objet pour ce qu’il est, un symbole, mais un symbole réel, c’est-à-dire une image qui participe ontologiquement de son modèle » [26].
 
 
 
 
Section III. La pneumatisation de l’intellect [27]
 

Nous avons vu que le paradoxe de l’intellect consistait en ceci qu’il « ne peut recevoir en lui la connaissance de toute chose que parce qu’il n’est aucune des choses qu’il connaît » et que, de même, le paradoxe de la connaissance est qu’« elle est fusion anticipée du sujet et de l’objet, mais [qu’] elle ne l’anticipe que parce qu’elle ne la réalise pas. »
 
Pour réaliser une telle fusion, une véritable « pneumatisation de l’intellect » est nécessaire, faute de quoi l’intellect n’est jamais que l’aspect cognitif de l’esprit et, même s’il lui est donc essentiellement identique, l’expérience ordinaire n’est jamais que celle de l’intellect seulement. Par contre, une telle « pneumatisation de l’intellect » permettra de révéler la connaturalité ou l’identité essentielle de l’intellectus et du spiritus, telle que Maître Eckhart par exemple la montre (La charité profanée, p.131).

Tout est dans la constitution ternaire de l’homme, clairement affirmée par S. Paul : « que tout votre esprit (pneuma) et votre âme (psuchè) et votre corps (sôma) soient conservés immaculés pour la parousie de Notre Seigneur Jésus » (1 Th V, 23). De plus, on y lira cette distinction entre le corps psychique et le corps spirituel (ou pneumatique, ou céleste), permettant d’opposer le premier et le dernier Adam : « Le corps est semé corps psychique, il se relève corps pneumatique. (…) Le premier homme, Adam, a été fait âme (psuchè) vivante, le dernier Adam est un esprit (pneuma) vivifiant. Mais ce qui est premier, ce n’est pas le pneumatique, c’est le psychique, puis vient le pneumatique. Le premier homme, tiré de la terre, est [choïkos] poussière ; le second homme, [o Kurios] le Seigneur, vient du Ciel » (1 Co XV, 44-47).
 
À cette opposition correspond la règle d’alchimie spirituelle consistant « par la grâce du Verbe incarné, à séparer l’or pur de l’esprit de son alliage mortel avec la substance animique » : « La parole de Dieu (Logos) est efficace et plus acérée qu’un glaive à deux tranchants, pénétrant jusqu’à la séparation de l’âme et de l’esprit » (He IV, 12). Cela signifie que « le pneuma ne s’actualise en nous que par la métanoïa, la conversion intérieure, qui est purification de la psuchè et mort à l’ego. » Cette conversion n’est que la dimension humaine de l’action transformante de la grâce divine ; c’est pourquoi « le pneuma paulinien, c’est parfois le Saint-Esprit et parfois l’homme spirituel, sans qu’il soit toujours possible de discerner s’il s’agit de l’un ou de l’autre ». C’est que l’esprit de l’homme, à l’origine « inspiré » (Gn II, 17), demeure « habité par l’Esprit de Dieu qui le renouvelle (Ep IV, 23) [et]  qui se joint à lui (Rm VIII, 16), pour ‘‘l’unir au Seigneur et ne faire avec lui qu’un seul pneuma’’ (1 Co VI, 17) » (La charité profanée, pp.157-160).

Qu’en est-il maintenant des rapports entre l’esprit (pneuma) et l’intellect (noûs), d’autant que « S. Paul emploie quelquefois pneuma comme synonyme de noûs » [28] ? Une fois admises les variations de vocabulaire et en phase avec notre anthropologie, on peut dire que :
•    « l’esprit désigne la vie divine dans la créature, selon sa dimension la plus intérieure, dont l’actualisation dépend rigoureusement de la grâce du Christ » ;
•    « l’intellect désigne une faculté de connaissance ‘‘naturellement surnaturelle’’, qui connaît (ou peut connaître) la vérité spirituelle, mais qui, étant par définition ‘‘passive’’ (c’est le prix de son objectivité) est aussi impuissante à mouvoir la volonté de l’être tout entier. »
 
Capacité de connaissance pure (non pas abolie, mais seulement obscurcie par le péché originel), « l’intellect permet à l’être humain, dans son état présent, d’entrer intelligiblement en contact avec des réalités qui le dépassent ontologiquement, autrement dit, d’en avoir une conscience claire : c’est par l’intellect, naturellement surnaturel, que les réalités surnaturelles ont une signification pour un être naturel, sinon elles demeurent comme si elles n’étaient pas ». Il en résulte une double relation entre le noûs et le pneuma :
•    il faut, d’une part, une intellectualisation du spirituel, pour saisir effectivement les mystères de l’Esprit ;
•    il faut, d’autre part, une pneumatisation de l’intellect, pour « rendre vie et réalité à ce qui n’est que connaissance spéculative, donc impuissante ».
 
L’intellectualisation du pneuma ne vise pas que les fruits de la saisie des mystères selon cet enseignement de S. Paul que si « c’est mon esprit qui prie, (…) mon intellect n’en retire aucun fruit » (1 Co XIV, 14-15), mais sert aussi à l’instruction des autres : « Je préfère dire cinq paroles avec mon intellect, pour instruire aussi les autres, que dix mille paroles en langue » (1 Co XIV, 18-19) [29]. Pour autant, « si l’intellect est le véritable herméneute du spirituel, il demeure cependant impuissant par lui-même à faire entrer l’être humain dans la vie de l’Esprit ».
 
C’est alors « la pneumatisation de l’intellect qui va transformer l’intellect spéculatif en intellect opératif » :
•    « Transformez-vous dans le renouvellement de votre intellect, afin de pouvoir discerner la volonté de Dieu » (Rm XII, 1-2) [30].
•    « […] à vous dépouiller du vieil homme que corrompent les convoitises trompeuses, afin que vous soyez renouvelés par le pneuma de votre intellect, et que vous revêtiez l’Homme nouveau, celui qui fut créé selon Dieu (kata Théon) » (Ep IV, 19-24).
•    « Qui a jamais connu l’Intellect du Seigneur », demandait Isaïe [31] ? Et S. Paul de répondre : « L’homme pneumatique juge de toutes choses et n’est lui-même jugé par personne. Car qui a jamais connu l’Intellect du Seigneur pour pouvoir l’instruire ? Eh ! bien, nous, nous l’avons, l’Intellect du Christ » (1 Co II, 16).
« La fin de la pneumatisation de l’intellect, c’est l’accession à l’Homme intérieur, à la Personne immortelle », car « l’intellect, dans sa véritable nature, s’identifie à l’Homme intérieur », suivant S. Paul :
« À suivre l’Homme intérieur, je me complais dans la loi de Dieu ; (…) Ainsi donc, je suis soumis par l’intellect à la loi de Dieu » (Rm VII, 22-25) [32].
•    « Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’Amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep IV, 16-19). (La charité profanée, pp.160-165).
 
 
(Fin de la première partie)
 
 
 
Notes
 
 
[1] Les métaphysiciens Platon, Descartes, Pascal, Leibniz, Guénon… sont des mathématiciens. Il est vrai que, hormis Platon d’un certain point de vue, ils ne sont pas pour autant théologiens, bien qu’ayant traité, pour certains, de questions théologiques précises (la grâce, la transsubstantiation…). Il est significatif, à propos d’une application de l’intelligence à la science exclusivement, que, « sur la masse des manuscrits laissés par Newton [ce grand savant qui effectue la synthèse de la physique et de l’astronomie par la théorie de la gravitation universelle], la moitié concerne la théologie, un quart l’alchimie (121 traités) et un quart la physique » ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux (1990), réédit. coll. Théôria, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 60, note 145.
[2] Même si l’encyclique de Léon XIII Æterni Patris (4 août 1879) finit par instituer « la doctrine du Docteur commun en norme des sciences philosophique et théologique » ; Jean Borella, Le sens du surnaturel, Genève, Ad Solem, 1996, p.83.
[3] Présentée sous la forme du « paradoxe maximal », notre livre, Introduction à une métaphysique des mystères chrétien, en regard des traditions bouddhique, hindoue, islamique, judaïque et taoïste (Paris, l’Harmattan, 2005, imprimatur du diocèse de Paris), a tenté de le montrer, spécialement à propos des mystères de la Trinité et du Christ ; cf. 1ère Partie : « La Trinité chrétienne », Chap. 1. Résolution des paradoxes – approches conceptuelle et doctrinale, et 3ème Partie : « Le Christ chrétien », Chap. 11. Une synthèse paradoxale universelle – approches conceptuelle et doctrinale.
[4] Formule de S. Denys l’Aréopagite, in Théologie mystique, 997 A & B (Paris, Aubier, 1943)
[5] Cette réponse pragmatique de Binet et Simon signifie que, pour eux, il n’y a pas d’intelligence en soi, l’intelligence n’est pas ‘‘quelque chose’’ qu’on pourrait définir. La seule façon de la considérer est d’ordre pratique : l’intelligence, ce sont des tâches surmontées, des problèmes résolus.
[6] L’équivalence de ratio et d’intellectus se trouve dans la Deuxième Méditation métaphysique ; Jean Borella, La charité profanée, Paris, Éd. du Cèdre, 1979, pp. 126-127 (réédit. Paris, Éd. Dominique Martin Morin, 1992).
[7] Par exemple : « Je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai (…) Et je n’ai en moi aucune autre faculté, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, que me puisse enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai, ne l’est pas, et à qui je me puisse tant fier qu’à elle », Méditations, AT IX-1, p. 30.
[8] « Toute notre connaissance commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. (…) Nous avons défini l’entendement comme le pouvoir des règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la nommant le pouvoir des principes » ; Critique de la raison pure (trad. F. Alexandre, J.-L. Delamarre et François Marty in Œuvres philosophiques, édition Ferdinand Alquié), tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, pp. 1016-1017. « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. (…) L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut naître la connaissance » ; in Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, P.U.F., p. 77.
[9] Critique de la raison pure, op. cit., p. 226.
[10] Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, coll. Delphica, l’Âge d’Homme, Lausanne, 2002 (184 pages), p. 106.
[11] Ibidem.
[12] Critique de la raison pure, trad. Barni, G.F., « 8e section des antinomies », in fine, p. 428 ; La crise du symbolisme religieux, op.cit., p. 321.
[13] « L’entendement se pose aussitôt à lui-même des limites qui l’empêchent de connaître les choses au moyen des catégories », in Critique de la raison pure, trad. T. et P., op. cit., p. 229.
[14] « Ici s’explique enfin cette énigme de la critique qui est de savoir comment on peut, dans la raison spéculative, dénier la réalité objective à l’usage suprasensible des catégories, et cependant leur reconnaître cette réalité relativement aux objets de la raison pratique » ; Critique de la raison pratique, la Pléiade, II, p. 612.
[15] La crise du symbolisme religieux, op. cit., pp. 322-323. « Tous kantiens », selon la sentence d’Émile Poulat, est le titre d’un article de Jean Madiran (Présent, 3 avril 2009, à propos de la recension du dernier livre du célèbre historien : France chrétienne, France laïque, Entretiens avec Danièle Masson, Paris, DDB, 2008), occasion de marquer que naître kantien – ou moderniste – ne fut pas toujours ce quasi fatalisme « que le XXe siècle a légué au XXIe ». Ainsi, le kantisme fut rejeté par Maurras et Péguy, réfuté par Gilson, critiqué par Maritain, Henri Charlier, Marcel De Corte, pourtant tous membres de « la catégorie des humains ‘‘normalement constitués’’ ». Ajoutons combien Claudel se réjouissait publiquement « qu’Aristote l’ait débarrassé du kantisme » (entretien des années 50, retransmis sur France Culture, le 25 juillet 2005) ou encore, bien avant tous ces auteurs, et peu après le décès de Kant (1804) déjà, Tchaadaev (1794-1856), « après avoir lu la Critique de la raison pure, l’a appelée Apologet adamitischer Vernunft, doctrine de la raison déchue et pervertie » (Paul Evdokimov, Le Christ dans la pensée russe, Paris, le Cerf, 1970, p. 40). Très récemment, s’adressant à des scientifiques, Claude Tresmontant parle des paléo- et néo-positivismes, « sinistre rengaine […] qui dérive en fait du kantisme » (« Les métaphysiques principales, O.E.I.L., 1989, p. 4. La critique borellienne du kantisme, reprise dans ces pages, est développée, comme signalée, dans son livre intitulé La crise du symbolisme religieux.
[16] Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. 1, § 2 ; Jean Borella, Le mystère du signe, Paris, Éd. Maisonneuve & Larose, 1989, p. 240 (réédit. Histoire et théorie du symbole, coll. Delphica, l’Âge d’Homme, Lausanne, 2004).
[17] Simone Weil l’a bien montré qui conclut : « L’intelligence, dans son acte d’intellection, est parfaitement libre, et nulle autorité, nulle volonté, fût-ce la nôtre, n’a pouvoir sur elle : on ne peut se forcer à comprendre ce qu’on ne comprend pas » ; cité par Jean Borella, in La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 291.
[18] « Le mental est un miroir, mais c’est l’intelligence qui voit », dit Jean Borella, La charité profanée, op. cit., p. 84.
[19] Cf. Maître Eckhart, Quæstiones Parisienses. Questio Gonsalvi. Rationes Equardi, 6 ; Magistri Eckhardi Opera latina, Auspiciis Instituti Sanctae Sabinae, ad codicum fidem edita, edidit Antonius Dondaine o.p., Lipsiæ in ædibus Felicis Meiner, 1936, p.17. J. Ancelet-Hustache a résumé l’essentiel de cette question au tome I de sa traduction des Sermons (allemands), Seuil, 1974, pp. 27-30 ; Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, p. 322.
[20] La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 288. C’est nous qui soulignons.
[21] Jean Borella, Penser l’analogie, Ad Solem, Genève, 2000, p. 111.
[22] La charité profanée, op. cit., pp. 123-125.
[23] « Chez saint Thomas, tout le mystère divin est déjà présent dans la nature même de l’intellect », in Lettres de Monsieur Étienne Gilson au père de Lubac, le Cerf, 1986, lettre du 21 juin 1965, p. 76 ; Le sens du surnaturel, op. cit., pp. 83-84 et note 2, p. 84.
[24] Cette « hérésie » que le pape S. Pie X a très exactement appelée : le modernisme, se produit lorsque la conscience d’une réalité, qui est déjà « substance des choses que l’on espère » (He 11, 1), s’efface sous la suggestion occidentale moderne qu’il n’y a pas d' "autre’’ réalité, pas de réalité surnaturelle ; cf. S. Pie X, encyclique Pascendi (1907) ; Le sens du surnaturel, op. cit., pp. 59-72.
[25] Avec la physique mécaniciste de Galilée, en effet, le monde est un pur contenant spatio-temporel indéfini, sans forme, sans propriété et sans rapport physique avec aucun des phénomènes qui s’y produit. La révolution paradigmatique de la physique au début du XXe siècle (relativité générale, physique quantique) n’a pas encore complètement effacé cette vision galiléenne périmée.
[26] C’est ce « réalisme symbolique » (savoir « c’est l’idée de symbole qui nous permet de penser l’idée de réalité » ; Jean Borella, Symbolisme et Réalité, pp. 29-32), qui fait que « le platonisme n’est pas un idéalisme », à aucun degré ; La crise du symbolisme religieux, op. cit., p. 31, n. 47. C’est nous qui soulignons.
[27] Cette doctrine est exposée dans La charité profanée, op. cit., pp. 131, 160-163, 387, 398, 401-408.
[28] Père Prat, Théologie de saint Paul, t. II, p. 62, note 4 ; La charité profanée, op. cit., p. 161.
[29] « Paroles en langue » se réfère à des phénomènes charismatiques qui se manifestent par l’émission de paroles inintelligibles ; La charité profanée, op. cit., p. 162.
[30] « Transforme » rend le « méta-morphoser » du texte grec.
[31] Cette question d’Isaïe (XL, 13) est citée par saint Paul en Rm XI, 33 ; cf. La charité profanée, op. cit., p. 163, note 3.
[32] On comprend ici qu’« en séparant l’intellectuel et le spirituel, le néo-thomisme condamnait l’œuvre théologique à se nourrir exclusivement de raisonnements », la coupant de ses « racines mystiques » ; cf. Le sens du surnaturel, op. cit., p. 84.

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