Arvo Pärt (mercredi, 31 janvier 2007)

La musique au seuil du paradis

par David Gattegno

 


 

    En opposition aux idéologies modernes qui s’obstinent à tâcher de faire ressortir les correspondances entre humanoïdes et primates, en toutes choses, les Anciens célébraient une idée transmise au monde social par ceux que nous appelons les « poètes »; Hésiode, par exemple, assurait que les dieux et les hommes avaient une même origine, tandis qu’Orphée disait appartenir à une race de souche céleste. Plus près de nous, au XIVe siècle, maître Eckhart, insistait sur le fait que l’homme est de la race et de la parenté de Dieu. Plus proche encore, au XVIIIe siècle, le saint thaumaturge Jean de Kronstadt observait :
   « Unir Dieu et les hommes à travers l’Incarnation, l’enseignement, la souffrance, la mort, l’ensevelissement et la Résurrection du Christ, c’est la plus haute preuve révélée et accomplie de l’amour de Dieu pour les hommes, le secret du renouveau et de la déification de la nature humaine. »
     L’homme doit recouvrer l’esprit libérateur de la liturgie, le « service » de la vie éternelle, dont le catéchisme athéologique moderne l’a spolié. Pour ce faire, il y a nécessité pour lui de trouver à se désincarcérer des véhicules dans lesquels l’éducation laïque et obligatoire l’a claquemuré.
     Voilà ce qu’entreprit de faire, exemplairement, le grand compositeur estonien sous les auspices duquel nous avons voulu nous placer ici.
     Un pareil exercice de reconquête ne peut que laisser pantois ceux qui s’avisent du fait. Ainsi, en 1977, lorsque la partition de Tabula rasa fut posée sur leurs pupitres, les instrumentistes s’exclamèrent: « Mais où est la musique ? »… On raconte que, après l’exécution de la pièce, les interprètes déclarèrent avoir été convaincus par sa beauté et conquis par sa sérénité.
     Sans doute est-ce cette anecdote qui a suggéré à un commentateur, Philipp Borg-Wheeler, cette réflexion sur la musique de Pärt :
   « De manière typique, toutes ses œuvres semblent d’une simplicité désarmante sur le papier, tandis que leur exécution révèle une profondeur spirituelle authentique et pleine de dignité.” [1]
     De son côté, Arvo Pärt indique :
   « Je travaille avec très peu d’éléments — une ou deux voix seulement. Je construis à partir d’un matériau primitif — avec l’accord parfait, avec une tonalité spécifique. Les trois notes d’un accord parfait sont comme des cloches. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé cette musique tintinnabuli.[2]
     En dépit du fait qu’elle puisse paraître extrêmement rudimentaire à la musicologie, la technique tintinnabuli offre un champ d’investigation d’une richesse inouïe. Et la mise en culture de ce terroir par Arvo Pärt lui a permis de récolter la forme expressive à la poursuite de laquelle il s’était désespérément lancé durant vingt années, d’errance, tout d’abord, et de ressourcement, ensuite.
     Il naît le 11 septembre 1935, dans la ville de Paide, en Estonie. Il deviendra donc assez rapidement citoyen « soviétique », puisque l’histoire de ce pays consiste en une succession ininterrompue d’invasions, de jougs, de dominations, et ce, pendant près d’un millénaire. Le dernier de ses avatars remonte au 17 juin 1940 : l’Union soviétique annexe le pays, qui devient ainsi la « République soviétique socialiste d’Estonie ». En 1991, avec d’autres de ces « républiques », l’Estonie sera débarrassée de ce joug, pour passer, peu après, sous celui de la Communauté européenne.
     Outre les influences, principalement germaniques, en raison des diverses occupations teutones, et outre le protestantisme, qui en découla, la culture d’Estonie est finno-ougrienne. Pour le compositeur Velgo Tormis, les langues finnoise et estonienne ont la particularité d’utiliser la musique comme vecteur de la pensée… Cette considération veut faire remonter la culture en question aux traditions du chamanisme, traditions archaïques dans lesquelles le symbole est conçu aussi immédiatement qu’est déchiffrée l’orthographe chez nous. Or, le symbole linguistique est oral ;  son immédiateté exige donc qu’il soit perçu comme sonore, d’où cette revendication légitime d’une linguistique musicale.
     Réalité réelle de cette « source musicale », n’en doutons pas, car, en ces contrées baltiques, le chant runique — qui est un composé de parole spirituelle, de souffle épique et de principes lyriques — avait pour fonction de susciter la transe, la fureur ; c’est-à-dire qu’il était l’agent d’un transport par-delà les dimensions qui conditionnent l’existence humaine.
     Le rapport entre les cloches, auxquelles se réfère formellement Arvo Pärt, et l’origine runique du chant estonien va nous être confirmé, de manière assez inattendue, par un poète américain, Edgar Poe, traduit dans notre langue par un poète français, Pierre Pascal [3]:
   « D’accord, d’accord sonnant en rimes,
En rythme runique unanime,

Avec de sourds envols d’air qui tintinnabulent

Des cloches d’argent en conciliabules

Des cloches qui ferraillent

Du cliquetis, du tintamarre des sonnailles. »

     Ainsi, donc, depuis les extases chamaniques primordiales jusqu’à la monodie du chant grégorien, introduite sur son territoire au XIIe siècle, l’Estonie en arrivera à accueillir les polyphonies médiévales. Sa musique s’est ainsi perpétuée, de manière essentiellement chorale, jusqu’au début du XXe siècle, demeurée à la croisée des antiques influences du chant runique et des formes du Moyen Âge et de la Renaissance.
     Enfin, Heino Eller, élève d’Alexandre Glazounov, deviendra le « père de la musique moderne estonienne ». Arvo Pärt suivit son enseignement au conservatoire de Tallin. Parallèlement et, certainement, à des fins alimentaires, il compose pour le cinéma, à l’exemple de nombre de ses aînés soviétiques, et travaille en qualité d’ingénieur du son à la Radio estonienne.

 

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      Une première décennie s’ouvre ici, divisée en deux lustres :1958-1963 et 1963-1968. La période initiale débute sous les influences néoclassiques conjuguées de Dmitri Shostakovitch et de Sergeï Prokoviev. Elle s’achève par un Premier Prix au concours des jeunes compositeurs de la Fédération de Moscou et un diplôme officiel de compositeur. Il jouit d’une appréciable notoriété, obtenue, dès 1959, grâce à sa cantate pour chœur d’enfants et orchestre, Notre Jardin, et à un oratorio, L’Essor du monde. Cela ne l’empêche pas de s’aventurer un peu hors des sentiers de l’académisme soviétique, avec Nekrolog, première pièce dodécaphonique estonienne, sans que cela ne lui porte encore préjudice. C’est en 1963, année de Perpetuum mobile, qu’il rompt avec le « bon ton » et se lance dans l’étude de la technique sérielle. En 1964, ce sera la Première symphonie « Polyphonique », dédiée à son professeur Heino Eller. Pourtant, les systèmes de la modernité convenable le laissent toujours dans un même état de disette. Du reste, en dépit de tous les sacrifices qu’il consent à l’insipide goût du jour, une remarquable « pâte » musicale parvient à prendre substance. Il semble réussir à trouver ce qu’il appelle « une solution de compromis » entre son travail précédent, qui lui apparaissait « comme une tentative de transporter de l’eau avec une passoire », et un avenir dont il ne parvenait pas à pressentir qu’il puisse lui sourire quelque jour. Il avait bien tenté d’explorer les chemins de traverse proposés par les systèmes aléatoires et la technique du « collage », mais sans que cela eût emporté sa conviction.

     De cette phase de transition datent le concerto pour violoncelle et orchestre Pro et contra et la Symphonie n°2. Toute l’ambiguïté de la position à laquelle il est contraint trouvera sa résolution en 1968, avec le Credo. Dans celui-ci, il tente la dernière de ses expériences infructueuses : ménager dans la partition des formes d’improvisation en ne notant que des registres de hauteur. En raison de son matériau religieux, l’œuvre est interdite par le régime soviétique.

     Décidément : « Où est la musique ? »…

     Dans un entretien avec Jordi Savall [4], Arvo Pärt confie :
   « Au début, durant ma période dodécaphonique, j’ai vécu vraiment séparé des sources originelles. Et le tournant que j’ai pris a été comme une manière de réapprendre à marcher. Sans doute, la raison pour laquelle une telle métamorphose se produit chez certaines personnes et pas chez d’autres restera-t-elle toujours une énigme. Tout ce que je sais, c’est que lorsque j’ai entendu pour la première fois du chant grégorien, je devais être suffisamment mûr, d’une manière ou d’une autre, pour pouvoir apprécier une telle plénitude musicale. Soudain, je me sentais démuni et riche tout à la fois. Absolument nu, aussi. Je n’avais rien, je n’arrivais à rien. Je me sentais comme le fils prodigue qui rentre chez son père. Les moyens que j’utilisais auparavant ne m’avaient pas permis de dire ce que je voulais dire avec la musique. Et je n’en connaissais pas d’autres. […] J’étais fermement décidé : tout ce que j’avais fait jusque-là, je ne voulais plus jamais le faire. Auparavant, j’avais déjà fait, pendant plusieurs années, différentes tentatives en recourant à la technique du collage, principalement avec la musique de Bach. Mais tout cela était davantage une sorte de solution de compromis que quelque chose que j’aurais porté “dans ma chair”. Ensuite, cette rencontre avec le grégorien !… J’ai dû repartir complètement de zéro. Il m’a fallu sept, huit ans avant de me sentir un tant soit peu sûr — une période durant laquelle j’ai, bien entendu, écouté et étudié beaucoup de musique ancienne. Mais malgré tout, le futur me paraissait toujours aussi sombre… »
     Il se donne alors tout entier à l’étude de la musique ancienne : après le grégorien et les troubadours, l’organum de Notre-Dame ( XIIe siècle ) qui voulait renouer avec l’Antiquité, dont les principales figures furent Maître Albert, Léonin et Pérotin, dit « le Grand », considéré en son temps comme le « meilleur déchanteur », c’est-à-dire le plus riche inventeur de contre-chants mélodiques; il explore également la tradition polyphonique représentée par les Guillaume de Machaut, Johannes Ockegem, Jacob Obrecht, Josquin des Près, Guillaume Dufay, Tomas Luis de Victoria, etc. Tout cela lui permettra d’avancer et de beaucoup apprendre sur ce que signifie « un millimètre sur une partition et quelle arme puissante cela peut devenir lorsque l’on sait en prendre la mesure ».
     Il s’agit d’une quête des sources originelles, de ce qu’a pu véhiculer notre monde occidental lorsqu’il disposait encore d’un accès au surnaturel. De ce temps où, dans chaque activité, fût-elle laborieuse à certains égards, il existait, conjoint à l’exercice, un idéal de beauté et de spiritualité. Et, quoi qu’il en soit de l’impression de foisonnante richesse donnée par la masse considérable des matières à étudier dans ce prodigieux passé, il veut retrouver la possibilité de recevoir quelque chose d’essentiel – quelque chose qui soit authentiquement vital, et identifiable comme tel, en raison du fait que, pense-t-il, on ne se l’approprie que parce que l’on en a un besoin organique. Quoi qu’il en soit de cette richesse infinie, la possibilité du retour dépend de beaucoup moins que tout cela. Ainsi, son idéal – chimérique, au demeurant – est celui-ci :
   « Pouvoir écrire une mélodie à une voix infinie, une musique qui soit comme un discours, comme un flux de pensée. » [5]
     N’est-ce pas un retour à cette source musicale évoquée par Velgo Tormis ? Bien entendu. Elle remonte bien au-delà toute l’histoire de la musique occidentale, elle remonte à cet Orient, qui est la direction cardinale du Paradis, là où se blottit le chevet de nos églises.

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Sur la fin de sa vie, Giuseppe Verdi se plaisait à répéter : « Tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès. » En guise de paraphrase nous pourrions faire dire à Arvo Pärt qu’il convient de nous tourner vers l’Orient, afin de nous restituer l’Occident. Sans pouvoir nous y attarder davantage, signalons l’existence d’une pièce d’orchestre dont nous ne pouvons croire que le titre d’Orient et Occident eût été hasardé.

 Mais, est-il possible que, à l’aide de nos seules oreilles, nous puissions retrouver cet ensemble de notions à l’audition de la musique d’Arvo Pärt ? Nous répondons «Oui», et sans l’ombre d’une hésitation. Voilà où réside la valeur exemplaire de ce compositeur, sa considérable importance. Il est anti-moderne, essentiellement en ceci que sa « théorie » n’est nullement une originalité conceptuelle, ni une astuce compositionnelle, mais une espèce de Vérification, au sens de superposition d’une donnée sur l’étalon de la vérité… Ainsi, l’appellation tintinnabuli correspond-elle à la chose suivante :

« La tintinnabulation est un espace où j’erre parfois quand je cherche des réponses – dans ma vie, dans ma musique, dans mon travail. Dans mes moments les plus difficiles, j’ai le sentiment très fort que rien d’autre n’a de sens. Je ne dois rechercher que l’unité; la complexité et la diversité me perturbent. […] Des traces de cette chose parfaite apparaissent sous diverses formes, et tout ce qui est secondaire disparaît. La tintinnabulation est ainsi… Les trois notes de l’accord sont comme des cloches ; c’est ce que j’appelle tintinnabuli.” [6]

     De plus, Arvo Pärt attribue à cette forme d’écriture une dimension symbolique : la ligne mélodique correspond au domaine existentiel, à la vie quotidienne, subjective et individualiste, du péché, de la chute et de la souffrance; la voix tintinnabuli symbolise le Royaume du Pardon, la voie vers le Paradis. Il s’agit d’un retour paradisiaque, dont les conditions constituent, en quelque sorte, le thème d’une œuvre, entre les plus belles qu’il ait écrite : le Kanon pokajanen (1995-1997) qui se coule dans la splendeur liturgique orthodoxe. Il s’agit du canon de la Grande Pénitence qui précède l’Apparition du Christ dans le monde. Son texte remonte au VIIe siècle et est attribué à saint André de Crète. Il célèbre le passage de la Prophétie à l’Accomplissement, il surprend la frontière entre la mort temporelle et la vie éternelle, entre l’humain et le divin – nous pouvons voir combien nous voilà situés aux antipodes des recherches poursuivant ce diable de « chaînon manquant », lequel doit, impérativement, faire la démonstration que le meilleur de l’ « esprit », s’il est consenti à ce qu’il en existe un bout quelque part, ne peut qu’être réduit à la plus galante des singeries du XVIIIe siècle…

     Dans son commentaire de ce texte, Marina Bobrik-Frömke [7] le compare très justement au « chant de la lamentation d’Adam qui, devant les portes closes du Paradis, pleure son péché et implore le Christ de lui accorder Son pardon, c’est-à-dire de le laisser revenir dans le Paradis perdu ».Cette phase de repentance aiguë, Arvo Pärt l’a vécue, précisément, en 1968, après le Credo, lorsqu’il décida d’interdire toute exécution de ses œuvres antérieures. Nora Pärt, sa femme, rapporte :

   « Cette séparation fut alors très claire et très dure, mais il lui était nécessaire de renier aussi sévèrement cette précédente période. La phase qui a suivi [durant huit années] fut tout à fait dramatique: il n’était alors pas encore possible de parler de “renaissance”, dans la mesure où Arvo ignorait s’il lui serait jamais possible de seulement renaître, s’il y arriverait un jour. Il ne voulait plus que les choses soient ce qu’elles avaient été, mais il ignorait encore comment elles devaient être ; en même temps, il lui était impossible de vivre sans la musique… Il était au bord de l’explosion, sous le poids de cette incapacité à donner naissance à ce que potentiellement il portait en lui. Et il était prêt à en payer le prix, aussi élevé soit-il, c’est-à-dire à ne plus jamais écrire de musique s’il ne parvenait pas à trouver un nouveau langage. C’est l’aspect dramatique de cette période — une période où Arvo a commencé à étudier l’histoire de la musique. Il a vraiment appris, étudiant d’abord la monodie, ensuite les musiques à deux, puis trois voix, tout cela toujours en relation avec l’histoire. Il essayait de se laisser pousser de nouvelles “oreilles” musicales, et d’être de nouveau en mesure de faire de la musique, d’une manière différente. » [8] Ainsi, se consacre-t-il entièrement à l’écriture de lignes mélodiques à une seule voix. Et il le fait pendant des années et des années, rapporte-t-il à Jordi Savall, « uniquement de la monodie ».« À cette époque, la seconde voix n’était pas encore apparue. »Douloureusement, il trouve la première ligne, mélodique, celle correspondant au monde existentiel, à la sphère de l’homme chuté, à l’univers de l’être en souffrance. Se reportant à cette période sombre de sa vie de compositeur, il constate combien « un homme peut être fou lorsqu’il ne veut pas mourir ». Se remémorant ces entreprises inlassablement répétées, il dresse un constat: ce n’était que « des exercices morts »…« Ensuite, à un moment, le changement s’est produit, par exemple la Missa Syllabica ou Passio. »
       Alors :
      « [À cette voix librement composée] vient se rattacher, suivant des règles précises, déterminées, très simples, mais très strictes, une autre voix, qui ne consiste qu’en les trois notes de l’accord d’un seul mode. Pendant que cette première ligne, qui évolue graduellement, passe par toutes les transformations possibles, la seconde demeure toujours constante, tout en étant très étroitement liée à la première. Cela génère une symbiose particulière, que je pourrais décrire ainsi: si l’on considère que la volonté humaine est une substance abîmée, indéfinie, que je compare avec mes mélodies, on peut dire que la seconde, résonance des trois notes de l’accord, crée une sorte de Terra Incognita, un terrain neutre sur lequel un brin d’herbe se voit conférer le statut d’une fleur. Finalement, ces deux lignes produisent l’effet d’une seule ligne. Il ne s’agit pas d’harmonie, mais pas non plus de polyphonie. C’est une sorte de “dualité” qui forme en même temps une unité. » [9]

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Il y aurait lieu d’établir les parallèles avec la pensée traditionnelle que ces considérations, fort inusitées chez un artiste contemporain, appellent très manifestement. Qu’il nous suffise de mettre l’accent sur le fait que nous nous trouvons là en présence d’une indiscutable application du principe de non-dualité.

***

     En musique, le romantisme agonisant a épousé le modernisme balbutiant. Ces noces, quelquefois intrinsèquement dénaturées, ont produit des apothéoses orchestrales ; la Troisième Symphonie d’Arvo Pärt, de 1971, appartient à ce type d’œuvres qui a exploité cette texture de modernité caractérisée : la masse orchestrale. Hector Berlioz a initié cette propension à l’excès mesuré, avec sa Grande messe des morts ; après lui, Gustav Mahler fera plus colossal encore avec la Septième Symphonie, dite « des Mille ». Cependant, chez ces compositeurs, il semble qu’une pareille « énormité » n’était finalement exploitée que pour servir d’écrin monstrueux aux plus ténus et délicats joyaux. Cela est très exactement appréciable dans le « Requiem » de Berlioz, par exemple, et, très paradoxalement, dans le Dies irae. Des « joyaux », en effet, qui confèrent une grandeur inspirée à cette œuvre qui, comme on le sait, manque de la colonne vertébrale réellement spirituelle que le compositeur aurait dû s’imposer.

     Le gigantisme wagnérien aurait pu sonner le glas de ces formes frénétiquement démesurées. Pourtant, le plus pur « continuateur » (au détestable sens évolutionniste du terme) du maître de Beyreuth a encore voulu compter avec 50 bois et cuivres, des percussions considérables, le quintet de cordes élevé à proportions, avec, en plus, les 5 voix solistes, trois chœurs d’hommes à 4 voix et, enfin, un chœur mixte à 8 voix ! Voilà quelle formation instrumentale a été indispensable à Arnold Schoenberg pour atteindre les dimensions formidables de ses Gurre-Lieder. Dépassé par ses propres événements, le compositeur fut obligé de commander un papier de format spécial pour y faire tenir toutes les portées. Et, disons-le: c’est une œuvre admirable.

    De son côté, Richard Strauss exaltait dans ses poèmes symphoniques la rutilance de l’orchestre, pour livrer ensuite certaines des partitions les plus convaincantes qu’ait connu la scène lyrique, tout spécialement avec Elektra, atteignant des exaltations quasi hystériques, et avec ce chef-d’œuvre qu’est Le Chevalier à la rose, notamment dans ce sublime trio « féminin », si proche, par la transcendance émotionnelle, du duo final, mêmement « féminin », du Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi.

     Alexandre von Zemlinsky, ce grandissime professeur qui forma Arnold Schoenberg, donnait sa Symphonie lyrique. De proportions grandioses, elle s’ouvre sur des mesures dignes de figurer au panthéon des plus intenses bouleversements qui aient été composés.

     Mystérieusement, Jean Sibelius adaptait l’orchestre à la fantastique clarté des aurores boréales, donnant ainsi à entendre à nos sens médusés des timbres jusqu’ici insoupçonnés, baignant dans un chatoiement éblouissant ; ici, les délices abstraites le disputent aux élans vers les félicités enchanteresses d’une nature impolluée, d’une nature « virginante », reflet du cœur et de l’âme de cette communauté finno-ougrienne dont nous voulons célébrer ici les racines.

     Plus au Midi, chante le si talentueux Italien, le merveilleux Bolonais qui se mit à l’école des grands Russes, suivant les cours de Nicolaï Rimsky Korsakov, plein d’admiration pour ce maître si bon, et toute à celle de Richard Strauss, heureux encore de savoir se remémorer les timbres profonds et véritables des anciennes instrumentations. Conquis à ces admirations, Ottorino Respighi a introduit la délicate splendeur des airs anciens dans de somptueuses orchestrations qui nous transportent.

     Il conviendrait de nommer l’Anglais Ralph Vaughan-Williams, pour le final grandiose de sa Sixième Symphonie, pour ses si merveilleusement belles Variations sur un Thème de Tallis, le Français Olivier Messiaen, avec sa monumentale Turangalîla symphonie et, ce qui est très probablement son chef-d’œuvre, Et expecto resurrectionem mortuorum. Il conviendrait de citer d’autres noms encore ; nous ne saurions les mentionner tous. Ils se sont attachés à exploiter en toute vérité le matériau pour lequel ils écrivaient.

     Nous ne pouvons pas omettre Benjamin Britten, dont Arvo Pärt a tant aimé la musique. Il compte au nombre de ceux qui ont su le plus consciemment renouer avec la tradition musicale des temps encore inspirés.

     Véritables amants de la matière instrumentale, à l’image des fiers et hardis artisans de jadis, ils ont sublimé le tissu sonore en en revigorant les timbres, timbres que les sirupeuses étoffes classique et romantique avait transformés en linceul. En vérité, la vivifiance des timbres est la conditon sine qua non à ce qu’une musique puisse respirer la vie.

     La Troisième Symphonie de Pärt appartient à cet art de l’ampleur acoustique mais, pour autant, elle ne sacrifie pas aux phénoménales dimensions architecturales qui lui sont généralement associées. Sans doute, ce souci de brièveté qui s’est imposé à la réflexion « sérielle », en raison du fait que la série supprime les moyens d’articulation et, par là, dispense que l’on développe jusqu’à ces « longueurs » faites pour anesthésier l’auditeur – le ravissement narcotique n’ouvre pas sur de réelles extases et il ne donne pas la paix, non plus. Sans doute, cette école de rigueur a-t-elle dissuadé Arvo Pärt de chercher à « n’en plus finir », si bien qu’une vingtaine de minutes vient achever dans un éblouissement symphonique condensé plus de vingt ans d’âpres études. C’est alors, et alors seulement, qu’il faut parler de véritable silence dans la vie du compositeur. Et ce silence correspond au premier d’entre ceux dont, plus tard, il exploitera la teneur, silences qui entrent dans cette économie d’alternances entre plénitude et vacuité, alternance interne aux phases elles-mêmes, si bien que, par transmutation, le plein devient vide et inversement, selon le principe des mutations yin-yang.

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La plénitude des timbres musicaux et la vacuité du silence s’interpénètrent, jusques à tant que le vide génère en son sein l’espace acoustique intérieur qui convient à la réception du souffle des grandes orgues de l’instrumentarium. Et cela se produit, quasi physiquement, par le fait que les espaces vacants se révèlent avoir été ménagés pour recevoir ce que notre oreille ne peut désormais s’empêcher d’y loger, les emplissant et les emplissant toujours plus des plénitudes sonores remémorées de l’instant précédent et plus emplis encore des extases dont nous pressentons l’imminente vivifiance.

Ainsi, là où les timbres se sont pourtant tus, la musique transparaît, parfaitement accomplie… Et, lorsque les timbres retentissent à nouveau, un univers de silence cosmique semble être venu emplir le vacarme inutilement bruyant de toutes les stridulations humaines, plongeant l’espace sonore dans les ondes miraculeuses d’une nature recomposée… Et cette nature recomposée est la Nature même de l’homme, nature archétype qui le rend intime parent de ce qu’il symbolise: l’homme cosmique, universel – Nouvel Adam, Homme glorieux, ressuscité d’entre les morts, ici et maintenant, en cet instant d’éternité, alors qu’il est pourtant encore un homme vivant !

     Et expecto resurrectionem mortuorum…

     Ainsi donc, le grandiose symphonique des masses sonores est mort dans le cœur d’Arvo Pärt. Parce qu’il faut savoir que la vraie vie n’est pas de ce monde, ce qui implique que le grandiose ne se trouve pas davantage là où il semble retentir avec une semblance d’évidence.

     Désormais, Arvo Pärt n’en appelle plus qu’à l’essentiel en matière d’instrumentation, comme, par exemple, dans son admirablissime Misere : orgue, hautbois, clarinette, clarinette basse, basson, trompette, trombone, timbale, percussions et, aussi surprenant que ce puisse paraître, guitare et basse électriques.

     L’Unité doit s’imposer à notre entendement comme l’échelle même de la grandeur, si bien que tout ce qui s’en éloigne diminue à proportion… Moyennant quoi, en leur parodique accomplissement temporel, les illusions somptuaires d’immensité confinent inéluctablement à la jonction sinistre avec le scientologisme d’un exécrable « big-bang » puerpéral…

     Nous disons ici que, ressuscitée d’entre les « exercices morts », la musique d’Arvo Pärt s’élève au-dessus des sépulcres blanchis de la musique désespérément mortelle de notre actualité ; précisons, du reste, que cette musique moderne remonte bien haut dans les cimetières de la solidification formelle. Elle ne date pas seulement d’hier…

 

     En quête de la pure grandeur sonore, Arvo Pärt sait que la musique voulant s’y apparier ne se conteste ni ne se comptabilise. Elle se situe éternellement là où le compositeur l’a retrouvée, quand il l’a « troubadourée », si l’on pouvait se permettre cet archaïsme néologique, à l’instant de son invention, pour reprendre le terme exact, qui remonte au temps où les vérités n’épouvantaient pas les âmes… Et, l’ayant ainsi livrée à l’univers sonore contemporain, il nous la révèle, par immense don et cordiale générosité. Mandataire de la Bonté divine, Arvo Pärt nous rassasie, nous, qui sommes affamés.

 

 NOTES

1. « Arvo Pärt : Musique chorale », in Beatus, CD Virgin Classics, 1997.
2. Cité par Éric Michon, in Arvo Pärt : Misere et Cantus in memory of Benjamin Britten, IA-IPR éducation musicale, académie d’Orléans-Tours, s.d.
3. Edgar Poe, Poëmes, traduction en vers, et vers pour vers, de Pierre Pascal, Mercure de France, 1942.
4. Classica, 2000.
5. Entretien avec Jordi Savall, op. cit.
6. Ibid.
7. « Au seuil du Paradis », in Kanon pokajanen, CD ECM Records, 1998.
8.Entretien avec Jordi Savall, op. cit.
9. Ibid. 

( article paru dans Contrelittérature, N° 17, Hiver 2006)


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