Amérique hispanique : la longue marche vers l'unité (1833-2013) (dimanche, 10 mars 2013)

 

Un entretien d'Arnaud Imatz avec Alberto Buela





Cliché 2013-03-03 12-31-54.jpgNé en 1946, à Buenos Aires, Alberto Buela est un philosophe argentin qui s’est spécialisé dans l’anthropologie et la géopolitique. Sous la dictature militaire, en 1981, il a été chargé par la Centrale syndicale CGT (alors clandestine) d’effectuer une mission de représentation auprès de l’OIT, à Genève. Il a ensuite vécu à Paris où il a soutenu une thèse de doctorat à l’université de la Sorbonne sur Le fondement métaphysique de l’éthique chez Aristote (1983). De retour en Argentine, il a enseigné la philosophie dans plusieurs Universités dont l’Université Technologique Nationale de Buenos Aires. Depuis 1990, ses travaux portent avant tout sur la « pensée américaine ». Il a publié notamment : El sentido de América (1990), Pensadores Nacionales Iberoamericanos (1992), Ensayos iberoamericanos (1994), Hispanoamérica contra Occidente (1996), Metapolítica y filosofía (2002), Teoría del disenso (2004) et, tout récemment, Disyuntivas de nuestro tiempo (2012). Fondateur et directeur de la revue Disenso, il est l’auteur d’une vingtaine de livres et de plus de cinq cents articles.

 

1557425.jpgen 1948, à Bayonne, Arnaud Imatz est docteur d'État en Sciences politiques et diplômé en droit et Sciences économiques. En 1975, il soutient avec succès une thèse d'État sur la pensée politique de José Antonio Primo de Rivera. Dès lors, il se spécialise dans l'histoire de la Péninsule ibérique des années trente et élargit, par la suite, son champ d'études à l'histoire des idées politiques de l'Amérique hispanique et de l'Europe des dix-neuvième et vingtième siècles. En France, il a publié : José Antonio et la Phalange Espagnole (1981), La guerre d'Espagne revisitée ([1989], 1993), José Antonio, la Phalange Espagnole et le national-syndicalisme (2000), Par-delà droite et gauche. Permanence et évolution des idéaux et des valeurs non conformistes ([1996], 2002) et Droite-Gauche : fin de l'équivoque. Histoire des idées et des valeurs non-conformistes du XIXe au XXe siècle (à paraître en 2013).

 


Arnaud Imatz : L’Amérique hispanique a toujours été l’objet de  convoitises de la part des grandes puissances. Un des premiers exemples d’ingérence de vaste envergure est le siège de Carthagène des Indes, dans l’actuelle Colombie, en 1740. L’amiral basco-espagnol, Blas de Lezo, repoussa alors les assauts d’une armada anglo-américaine de cent quatre vingt navires et de 24 000 hommes, commandée par l’amiral Edward Vernon, aidé du demi-frère du futur président des États-Unis, Lawrence Washington. Au XIXe siècle, l’interventionnisme étranger augmente considérablement. En 1806-1807, le Rio de la Plata et Buenos Aires subissent une première invasion anglaise. En 1833, les britanniques occupent les Îles Malouines. Mais les années 1820-1830 sont surtout marquées par le début de l’expansionnisme des États-Unis. Le Mexique, pour ne citer que lui, se voit obligé de céder plus de 50% de son territoire entre 1836 et 1848… Confrontés à deux siècles d’interventions anglo-saxonnes, nombre d’historiens hispano-américains en sont venus à s’interroger sur les origines des nations ibéro-américaines et à remettre en cause les analyses conventionnelles des longues et sanglantes guerres d’indépendance (1810-1825), engendrées par l’occupation française de l’Espagne et les vagues révolutionnaires européennes. S’agissait-il avant tout de « guerres de libération nationale », comme on le dit habituellement ? Ou, à l’inverse, voyez-vous en elles des résistances créoles et populaires (avec souvent l’appui d’une majorité de Noirs et d’Indiens et le soutien marginal de la troupe espagnole venue du vieux continent) contre la sécession hispano-américaine ? En d’autres termes, ne furent-elles pas des guerres civiles intra-américaines, financées par les Anglais, qui aboutirent à la destruction de l’empire espagnol au bénéfice de l’empire britannique et du monde anglo-saxon ?

Alberto Buela : La guerre d’indépendance américaine contre l’Espagne fut bien en fait une « guerre civile » favorisée par les Anglais pour détruire l’empire espagnol en Amérique et tirer un profit commercial de la nouvelle situation. Il en fut ainsi hier et il en est encore ainsi aujourd’hui. Les Anglais ne sont-ils pas toujours présents dans les îles Malouines, à Bélize ou en Guyana ? Ne sont-ils pas représentés par des assesseurs politiques ou des groupes de pression dans tous nos gouvernements ?
J’affirme, avec un bon nombre d’historiens, que ce fut une guerre civile parce que dans les deux camps il y avait des Espagnols, des Créoles, des Noirs et des Indiens. Mieux ! la population indigène était majoritairement dans le camp espagnol. Penser la guerre d’indépendance hispano-américaine comme une guerre de libération est une mystification.

Arnaud Imatz : Avant de poursuivre cet entretien, il me semble important d’apporter quelques précisions sémantiques. Pour désigner l’Amérique centrale et du Sud et leurs habitants, les auteurs européens ont pour habitude d’utiliser les termes « Amérique latine » et « Latino-américains », le vocable « Américain » étant réservé aux Américains des États-Unis. Vous rejetez absolument ces concepts et vous leur préférez ceux d’Amérique hispanique et d’Hispano-américains, ou plutôt ceux d’Amérique ibérique et d’Ibéro-américains. Pourquoi?
 
Alberto Buela : Premièrement, et avant tout, parce qu’au sens strict les Latins sont les habitants du Latium, contrée ancienne au centre de l’Italie actuelle. Ensuite, parce que le concept de latinité est une création idéologique de Michel Chevalier, l’économiste, conseiller de Napoléon III, qui souhaitait légitimer l’intervention de ce dernier en Amérique hispanique. Et troisièmement, parce que le concept de latin ne nous définit pas. Nous ne sommes « ni vraiment espagnols, ni vraiment indiens », mais hispano-créoles. Nous sommes le produit d’une culture de synthèse ou de symbiose entre deux cosmovisions qui se sont imbriquées pour produire l’homme américain actuel. Notre dette envers l’Europe est énorme (langue, religion, institutions), mais notre matrice, notre genius loci (climat, sol et paysage), est l’Amérique. Et nous ne devons pas l’oublier. Nous vivons en Amérique et pensons depuis l’Amérique.

Arnaud Imatz : Dans un article sévère sur « Les interventions anglo-saxonnes en Amérique hispanique», vous affirmez que, depuis le début du XIXe siècle, leur nombre s’élève à 700 majeures et près de 4000 mineures. La doctrine de Monroe (1823), l’idéologie de la Destinée manifeste (1845), la politique du Big Stick de Théodore Roosevelt (1901), la politique de bon voisinage de Franklin Roosevelt (1932), la théorie de la sécurité nationale de Truman (1947), le projet de zone de libre échange des Amériques (ZLEA) de Bush et, plus généralement, toutes les applications historiques des différents principes énoncés par la diplomatie états-unienne, se résumeraient en dernière instance, selon vous, par ces quelques mots : « L’Amérique aux Américains… du Nord ». L’Amérique hispanique n’aurait-t-elle donc jamais été vraiment indépendante ?

Alberto Buela : En deux cents ans d’existence « républicaine », l’Amérique hispanique n’a jamais été pleinement indépendante. Elle ne l’a été que de manière très sporadique grâce à quelques gouvernements et quelques figures politiques. Au XIXe siècle, on peut citer : Gabriel Garcia Moreno (Equateur), Juan Manuel de Rosas (Argentine), José Manuel Balmaceda (Chili), Porfirio Díaz (Mexique), Francisco Morazán (République Fédérale d’Amérique Centrale). Et, au XXe siècle : Getúlio Vargas (Brésil), Juan Natalicio González (Paraguay), Luis Alberto de Herrera (Uruguay), Juan José Arévalo (Guatemala), Juan Domingo Perón (Argentine), Carlos Ibañez del Campo (Chili), Victor Paz Estenssoro (Bolivia), Eloy Álfaro (Equateur), Francisco Madero (Mexique), Augusto César Sandino (Nicaragua) et quelques autres.
Les sources du véritable pouvoir n’ont jamais été dans nos pays mais toujours à l’étranger. Voilà le problème ! Dans leur immense majorité, nos gouvernements ont été des « gouvernements vicaires » ou de « remplacement ». En d’autres termes, comme dans le cas du Pape pour le Christ, ils ont gouverné pour le compte et au nom d’un autre souverain.

Arnaud Imatz : Les Ibéro-américains dénoncent volontiers les ONG nord-américaines et les églises  évangéliques comme «  le cheval de Troie de l’impérialisme yankee ». Qu’en pensez-vous ?

Alberto Buela : Cette intromission des États-Unis dans l’Amérique ibérique à partir des sectes évangéliques a été dénoncée par une infinité d’hommes politiques, d’intellectuels et d’agents sociaux, depuis le linguiste Noam Chomsky jusqu’à l’évêque du Salvador, victime d’un assassinat, Óscar Romero. Au Brésil, le cas est aujourd’hui proprement scandaleux. Devant l’inconsistance de la conscience religieuse brésilienne, ces sectes sont devenues une source de pouvoir qui détermine l’élection des gouvernements. Elles sont un extraordinaire groupe de pression.
Mais soyons clair ! il ne s’agit là que d’un des nombreux mécanismes de domination crées par les gouvernements nord-américains. Cependant, une grande partie de la responsabilité incombe à nos gouvernements autochtones et à l’Église catholique qui est entrée dans une terrible crise depuis le concile Vatican II et qui a cessé de facto d’évangéliser. L’Église ibéro-américaine s’est tellement bureaucratisée qu’elle s’est écartée de la communauté, son lieu naturel. Elle s’est transformée en un appareil de plus de l’État libéral-bourgeois, cette forme institutionnelle qui nous gouverne.

Arnaud Imatz : Vous rejetez le multiculturalisme idéologie née en Amérique du Nord , et défendez à l’inverse l’interculturalisme. Qu’entendez-vous par là ?

Alberto Buela : Comme vous l’observez correctement, la théorie du multiculturalisme est une création des think tanks états-uniens.  Sous le masque du respect de l’Autre, elle « accorde des droits aux minorités pour le seul fait de l’être et non pas pour la valeur intrinsèque qu’elles représentent ».
C’est une fausse théorie. D’une part, elle prétend respecter l’identité de l’Autre, tout en l’enfermant dans son particularisme, d’autre part, elle dépolitise le débat politique en refusant de penser en termes d’État-nation et se limite à des questions sociales, raciales, économiques et de genre.
Je préfère la théorie de l’interculturalisme. Celle-ci nous enseigne que, dans l’hispano-créole, il y a plusieurs cultures qui conforment un être symbiotique, porteur de la culture de synthèse dont nous parlions à l’instant, et qui nous fait ce que nous sommes.   

Arnaud Imatz : Vous êtes un spécialiste de l’histoire du nationalisme grand continental ibéro-américain. Quels sont les traits qui le définissent : la langue, la continuité territoriale, la religion, l’adversaire commun ? Existe-t-il un « heartland » sud-américain sans lequel « le grand espace autocentré » ne saurait être ni pensé, ni construit ?

Alberto Buela : L’écoumène ibéro-américain (partie du monde de culture ibéro-américaine) est constitué par tous les traits que vous mentionnez. Il existe une langue commune, l’espagnol, qui est parlé par plus de 460 millions d’habitants, chiffre auquel il faut ajouter les 200 millions de lusophones pour lesquels le castillan est une langue commode et facile à comprendre. C’est une donnée géopolitique incontournable pour la formation du grand espace ibéro-américain. L’autre donnée est la continuité territoriale qui permet d’assurer une communication vitale. Les grands transports se font par terre. Ainsi, les millions de Boliviens, Péruviens, Chiliens et Paraguayens, qui vivent en Argentine, ne sont pas arrivés par bateaux ou par avion (ce qu’ils auraient pu faire), mais par terre. Il en est de même des milliers d’Argentins qui vivent en Équateur. Et le même phénomène se produit en Amérique centrale, alors qu’en Amérique du Nord, les États-Unis tentent de faire obstacle à la continuité territoriale par des kilomètres de murailles ou de barbelés électrifiés.
La religion est le second trait commun de l’Amérique hispanique.  Le catholicisme y est assumé de façon hétérodoxe, c’est-à-dire en cultivant le mélange de traditions et de coutumes ancestrales, comme le culte de la Pachamama ou d’autres du même genre, sans gêner pour autant le message du Christ.
Il est certain, nous l’avons dit, que la religion chrétienne dans sa forme évangélique est utilisée politiquement comme élément de domination et de distanciation par rapport à nous-mêmes, mais l’assemblage profond, produit de cinq siècles d’inculturation du catholicisme ou d’adaptation de l’Évangile par l’Église, a fini par transformer un fait religieux en une donnée distinctive anthropo-culturelle de l’homme ibéro-américain.
Reste enfin, « l’ennemi commun », incarné par « l’Anglais » ou le « Yankee », qui est l’élément donnant la cohésion à cette communauté ibéro-américaine.
Pour ma part, j’ai soutenu, au nom de la CGT Argentine, lors du Second Forum social mondial de Porto Alegre (2002), la théorie du « rombo » (losange) en tant que proposition géostratégique pour la création du grand espace sud-américain. Cette théorie soutient que le heartland peut être constitué par l’union des quatre sommets du losange que sont Buenos Aires, Lima, Caracas et Brasilia. Ce heartland possède 50 000 kilomètres de voies navigables dont les eaux sont profondes, des réserves gigantesques de minéraux et d’immenses terres labourables et cultivables. En un mot, il possède tous les éléments nécessaires pour constituer un « grand espace autocentré » à l’intérieur de la diversité du monde.    

Arnaud Imatz : Le Marché commun du Sud (Mercosur), communauté économique, crée en 1991, regroupant cinq pays du continent sud-américain (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay et Venezuela), peut-il être considéré comme l’embryon d’un grand espace géopolitique, économiquement, culturellement et politiquement souverain ?

Alberto Buela : Jusqu’à ce jour, et après vingt ans d’existence, le Mercosur n’est rien d’autre que le marché de la bourgeoisie commerciale de Buenos Aires et de Sao Paulo. Le reste est du carton-pâte. Le Paraguay vit des tensions entre le Brésil et l’Argentine. L’Uruguay vit de l’argent des porteños (les habitants de Buenos Aires qui passent leurs vacances dans ce pays et qui y versent leurs économies). Quant au Venezuela, il vient d’être admis cette année, et il est donc trop tôt pour se prononcer.
De toute façon, il manque beaucoup d’éléments à cet embryon de grand espace pour se constituer et se développer. Il est vrai que diverses institutions ont été créées à ses côtés au cours des ans, comme la « Communauté sud-américaine des nations », la « Banque du Sud », « l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), mais le vrai problème est que nous n’avons pas la volonté profonde et autonome de nous auto-constituer en grand espace. Et je m’appuie sur deux raisons pour le dire :
- Le Brésil, ou pour mieux dire Itamaraty, son ministère des Affaires étrangères, n’a jamais admis d’intromission sur l’Amazone à partir des Républiques hispaniques. Il ne permet pas l’accès par les voies navigables à l’Argentine, à l’Uruguay ou au Paraguay via les fleuves Paraná et Paraguay. Il ne permet pas non plus au Venezuela de construire un oléoduc trans-amazonique pour alimenter les pays du Cône Sud,
- Ensuite, et surtout, il n’existe pas d’« arcane » ou de « secret profond partagé » par nos leaders politiques, qui est la condition sine qua non de l’existence de tout grand espace.

Arnaud Imatz : La restauration de l’unité de l’Amérique hispanique, sous différents modèles, est le rêve de beaucoup d’intellectuels et de quelques hommes politiques. Elle était même déjà, et paradoxalement, au centre des préoccupations des figures historiques de l’indépendantisme Francisco de Miranda et Simon Bolivar. Pouvez-vous nous présenter brièvement les principaux penseurs du « grand espace ibéro-américain » ?

Alberto Buela : Les principaux penseurs de l’unité hispano-américaine se sont fondés sur l’identité de nos peuples, sur leur passé culturel commun et sur leurs luttes nationales contre l’ennemi commun : l’impérialisme anglo-nord-américain. Certains avaient des convictions socialistes, comme l’argentin Manuel Baldomero Ugarte (1875-1951), d’autres nationalistes, comme le mexicain José Vasconcelos (1882-1959) ou le nicaraguayen Julio Ycasa Tigerino (1919-2001), d’autres démocrates-chrétiens, comme le costaricain José Figueres (1906-1990) ou encore marxistes, comme le péruvien José Carlos Mariátegui (1894-1930). Chacun entendait l’unité à partir de ses présupposés idéologiques.

Arnaud Imatz : Les mouvements nationaux continentaux d’Amérique ibérique ont pour caractéristiques l’anti-impérialisme et l’anticommunisme. Ils se réclament souvent de la troisième position et du populisme démocratique dont le principal objectif est pour eux la restauration de la convivialité ou de la sociabilité partagée. Vous avez déjà mentionné leurs grands leaders historiques, en particulier Sandino, Haya de la Torre, Vargas, Ibañez del Campo et Perón. Ces personnages ont-ils encore un écho dans l’opinion publique ibéro-américaine ?

Alberto Buela : Sandino, au Nicaragua, n’a plus d’autre existence que culturelle, car le gouvernement de Daniel Ortega, qui s’en réclame, n’a plus rien à voir avec lui. Haya au Pérou et Ibañez au Chili ont pratiquement disparu de la scène politique. Le cas de Vargas au Brésil est différent parce que le PT (Parti des Travailleurs), qui est au pouvoir depuis l’époque de Lula, et la CUT (Centrale unique des travailleurs) se disent ses successeurs.
L’exemple de Perón mérite cependant qu’on s’y attarde. À la différence des autres, il est toujours d’actualité en Argentine, non pas parce qu’il aurait été bon ou mauvais au pouvoir, mais parce qu’il a laissé une institution qui s’est consolidée dans la société civile : le syndicat. Tant qu’il y aura des syndicats en Argentine le péronisme vivra. Quant à savoir ce qu’est le péronisme c’est une autre question. Le sociologue italien antifasciste, Gino Germani, qui avait vécu 15 ans en Argentine, est parti aux États-Unis en disant : « Je m’en vais parce qu’en tant que sociologue je n’ai pas réussi à comprendre ce qu’est le péronisme ».

Arnaud Imatz : Cela me rappelle une blague fameuse, dont on attribue souvent la paternité à Juan Perón : «  En Argentine il y a 30% de socialistes, 30% de conservateurs, 30% de libéraux et 10% de communistes. Et les péronistes alors ? Ah mais non ! tous sont péronistes ». Que reste-t-il donc aujourd’hui du péronisme ? A-t-il encore un contenu idéologique ? Est-il seulement une coquille vide, un appareil politique qui permet d’occuper des postes ?

Alberto Buela : Écoutez, j’ai écrit un long essai intitulé Notes sur le péronisme, qui a aussi été édité sous le titre de Théorie du péronisme, je vais essayer de vous le définir en quelques mots. Le péronisme est un nationalisme de « Grande patrie », de caractère populaire, qui considère que la majorité a raison. Son contenu idéologique se résume dans le postulat : justice sociale, indépendance économique et souveraineté politique. Il privilégie les organisations communautaires, les organisations libres du peuple, sur les institutions de l’État. Il affirme être : « un gouvernement centralisé, un État décentralisé et un peuple librement organisé ».
Pour ce qui est du Parti péroniste ou justicialiste, il est, comme vous dites, une coquille vide et un instrument politique, qui permet aux dirigeants d’occuper les postes lucratifs de l’Etat et de s’enrichir pour une ou deux générations sans travailler.

Arnaud Imatz : L’Argentine a connu la pire crise de son histoire économique en 2001-2002.  Après la fin de la parité peso-dollar, la déclaration de cessation des paiements aux organismes internationaux et l’abandon des mesures néolibérales, le pays a connu le renouveau des politiques de signe national,  l’interventionnisme de l’Etat, la croissance… mais aussi l’inflation. Depuis 2008, le pays est retombé dans la récession et l’hyperinflation. C’est, semble-t-il, le retour à la case départ. Que pensez-vous des  bilans présidentiels de Néstor Kirchner et de sa femme Cristina Fernández Kirchner ?

Alberto Buela : L’Argentine est sortie de la terrible crise de 2001-2002 grâce à la gestion de son ministre de l’Économie, Roberto Lavagna, qui a adopté et permis d’adopter aux provinces (n’oubliez pas que l’Argentine est un État fédéral) des mesures économiques incompatibles avec les mesures proposées par le Fonds monétaire international et les organismes internationaux de crédit. Je me souviens de celle qui eut le plus d’impact sur la vie quotidienne : la création de pseudo-monnaies, qui permettaient d’acheter mais pas d’épargner, car elles perdaient chaque jour de la valeur. Le résultat a été une réactivation explosive de l’économie argentine qui, jusque là, était  paralysée. La consommation et la demande ont augmenté de façon exponentielle. Dans un pays ou la capacité économique était de 400 milliards de dollars (en 2001-2002), l’effet fut de multiplier par 100 la richesse nationale.
Le premier gouvernement du couple Kirchner profita de cette réactivation et de la situation économique mondiale qui privilégiait alors les marchandises (viandes, graminées et pétrole). Le bilan global fut plutôt un succès. Mais cette croissance s’est rompue à partir de 2007. La nouvelle donne est devenue manifeste au cours du long gouvernement (2007-2012) de Mme Kirchner. L’économie argentine est aujourd’hui en panne, la croissance est proche de zéro. La politique que privilégie le gouvernement est celle des subsides au « non-travail » plutôt qu’à la création d’emplois. L’insécurité et l’inflation, véritable impôt sur les pauvres, pèsent lourdement sur la société.

Arnaud Imatz : À ce jour, quel est le poids respectif des différentes idéologies que sont le socialisme-marxiste, la social-démocratie, le nationalisme et le populisme dans l’ensemble de l’Amérique ibérique ? Qu’en est-il de l’influence de la théologie de la libération, si répandue dans les années 1970-1980 ?

Alberto Buela : L’ensemble des pays ibéro-américains constitue une masse de vingt États-nations où deux formes de gouvernements se détachent. Il y a, d’une part, la social-démocratie, avec des gouvernements du type Zapatero, comme hier en Espagne, ou Hollande, comme aujourd’hui en France. Parmi eux : Roussef (Brésil), Kirchner (Argentine), Correa (Équateur), Mujica (Uruguay) et les indigénistes Chávez (Venezuela) et Morales (Bolivia). Je sais que certains s’étonneront de voir ces deux derniers dans la liste, mais les faits sont ce qu’ils sont. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de parler avec Morales et plus encore avec Chávez et je juge donc en connaissance de cause.
Il y a, d’autre part, la forme libérale de gouvernement, comme Rajoy aujourd’hui en Espagne et Sarkozy hier en France. Parmi eux : Piñera (Chili), Santos (Colombie), Franco (Paraguay), Peña (Mexique) et Humala (Pérou). Quant aux pays d’Amérique centrale, ils se divisent à parts égales entre ces deux formes de gouvernement.
Si nous voulions classer ces gouvernements en utilisant, comme en Europe, les catégories de populisme, nationalisme, gauche ou droite, nous ne rendrions pas vraiment compte de la réalité. Tous se déclarent en effet expressément populistes, nationalistes et de gauche. Cela dit, la question de la signification de ces trois concepts ne manque pas de resurgir aussi chez nous.
Ce qui est intéressant de noter, c’est que tous les gouvernements de type social-démocrate se caractérisent par une dissonance entre ce qu’ils disent dans leur discours politique et ce qu’ils font. Ainsi en Argentine, on parle de lutte contre la concentration des groupements économiques et l’on associe la principale entreprise de l’État, YPF (Yacimientos petrolíferos fiscales) à la société nord-américaine Chevron. En Uruguay, le président Mujica nous parle de libération et prétend créer une entreprise nationale … pour planter et commercialiser la marijuana.
À côté, les gouvernements de type libéral se caractérisent par une plus grande efficacité économique dans la gestion administrative du bien public, mais leur discours politique est d’une pauvreté idéologique lamentable.
En ce qui concerne la théologie de la libération, elle n’est plus d’actualité dans notre Amérique. N’oublions pas qu’elle était plus un programme à réaliser qu’une construction concrète. Et aujourd’hui, les quelques théologiens qui s’en réclament encore sont des fonctionnaires des gouvernements sociaux-démocrates.

Arnaud Imatz : Et le socialisme-marxiste cubain, si à la mode dans les années 1960-1970 ?

Alberto Buela : Sur Cuba j’ai une anecdote intéressante. J’ai été invité par Chávez, en 2005, avec trois membres du comité directeur de la CGT argentine. Chávez souhaitait alors fonder la « CGT bolivarienne » et je me suis retrouvé, à Caracas, au milieu de 2500 délégués hispano-américains arborant tous la chemisette rouge. Il y avait là des membres du Front Farabundo Marti de Libération nationale du Salvador, des Colombiens, des Brésiliens de la CUT (tous communistes) et bien sûr les principaux représentants de la CGT de Cuba. Au nom de la CGT argentine, j’ai fait la brève déclaration suivante : « Sans vouloir se quereller avec Castro, ni avec le « petit » Correa (dirigeant de la CGT de Cuba), nous disons qu’en 40 ans le mouvement ouvrier institutionnel de Cuba n’a jamais négocié une seule convention collective du travail et que par conséquent il n’a aucune légitimité pour représenter les travailleurs cubains. Si Chávez adopte un semblable modèle syndical, l’effet sera aussi étouffant que celui  de « l’accolade de l’ours ». Et j’ai ajouté : Géopolitiquement, Cuba ne signifie rien ni pour l’Amérique hispanique, ni pour Yankeeland, alors que le Venezuela a beaucoup d’importance en raison de son pétrole ». Je voulais dire par là que la ligne politique de Cuba n’affecte en rien la politique et la géopolitique de l’Amérique hispanique. Ce que d’ailleurs Castro lui même n’ignorait pas. Lorsqu’il se rendit en Argentine, en 2007, après avoir pris connaissance de la « la théorie du losange », il déclara sans détours (et la presse de l’époque en témoigne) qu’il était tout-à-fait d’accord avec elle, qu’il n’avait jamais rien entendu de plus anti-impérialiste, mais qu’il fallait exclure Cuba pour ne pas compliquer davantage la réalisation du projet.

Arnaud Imatz : 50 millions d’hispanophones vivent aujourd’hui aux États-Unis. Ils dépasseront les 25% de la population en 2050. Dans un article retentissant, écrit peu de temps avant sa mort (« Le défi hispanique », Foreign Policy, 1er mars 2004), Samuel Huntington s’inquiétait de cette situation. Il jugeait l’immigration « hispanique », en particulier mexicaine, trop massive. Concentrée dans certains États, elle n’aurait plus rien à voir, selon lui, avec l’immigration traditionnelle aux sources et destinations beaucoup plus dispersées. La division culturelle serait en passe de remplacer la division raciale entre Noirs et Blancs. La reconquête du sud des États-Unis par les mexicains immigrants serait en marche. Il serait désormais tout-à-fait envisageable que ces États du sud se joignent à ceux du nord du Mexique pour constituer une nouvelle République du nord : MexAmérica. Ces inquiétudes de Huntington vous semblent-elles fondées ?

Alberto Buela : Le travail d’Huntington, que j’ai étudié avec attention, est une forte invitation à la réflexion sur les conséquences d’une immigration hispanique massive aux États-Unis. Cependant, son analyse exclusivement politologique laisse de côté un important aspect économique. Il ne tient pas compte de la force économique du marché nord-américain, qui est le plus puissant du monde, et qui a tous les jours davantage besoin de travailleurs bilingues.
Dans les années 1940-1950, les Hispano-américains, qui allaient aux États-Unis, voulaient que leurs enfants parlent l’anglais. Comme ils subissaient une sorte de capitis deminutio (diminution de leurs droits), ils souhaitaient que leur progéniture s’incorpore rapidement à la société nord-américaine. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Les immigrants parlant deux langues sont avantagés sur le marché du travail. Cette nouvelle donne affecte plus particulièrement les Noirs qui, parce qu’ils sont monolingues, perdent des postes de travail.
Je ne crois pas qu’il y ait un risque d’occupation hispanique des États-Unis, et cela d’autant moins qu’il n’y pas de plan établi en ce sens. En revanche, ce qui existe aux États-Unis c’est une tendance vers la société bilingue qui va permettre aux « yankees », contrairement à ce que pensait Huntington, une meilleure implantation dans le monde.
Les nord-américains sont en train de réaliser, peut-être sans le vouloir expressément, ce que les français ne font pas : profiter du développement exponentiel de l’espagnol au niveau mondial pour améliorer leur positionnement international.
Il faut en outre souligner  que tout le progrès technologique (Internet, Web 2.0, tablettes, etc.) renforce le contact et le lien des immigrés avec leurs racines. Le déracinement ne se vit plus aujourd’hui comme il y a cinquante ans et le maintien des usages et coutumes est devenu plus solide. La preuve : la plus grande fête du « jour de la race » ou de l’hispanité, le 12 octobre, est célébrée à New York et à Miami et non pas à Madrid.

Arnaud Imatz : Vous avez déclaré récemment dans un journal madrilène : « Si le Premier ministre espagnol échoue dans sa politique de redressement économique, il entrainera avec lui l’Espagne et au passage vingt nations d’Amérique ». Pourquoi ? Quelle pourrait être, selon vous, une bonne politique étrangère de l’Espagne et plus généralement de l’UE en Amérique centrale et du Sud ?

Alberto Buela : Les gouvernements espagnols postfranquistes se sont trompés d’option stratégique en se prononçant pour l’Union européenne au lieu de choisir l’option américaine. Ces gouvernements sociaux-démocrates ou libéraux sont des produits du complexe espagnol de « L’Europe se termine aux Pyrénées ». Aucun d’entre eux n’a pris le taureau par les cornes pour dire : « L’Espagne n’a pas a démontré ce qui est un fait. L’Espagne doit assumer sa vocation américaine ». C’est en Amérique que l’Espagne a acquis son sens dans l’histoire du monde et non pas en Europe, même si elle en est un pays fondateur depuis l’Hispanie romaine.
L’Espagnol, disciple des Lumières, est un homme très complexé face à la France et ce qui est français. Ce complexe ou cette dévalorisation de soi est ce qui a conduit à la grave erreur de préférer l’Europe à l’Amérique hispanique, alors que celle-ci ouvre à l’Espagne des potentialités illimitées sur le plan économique et culturel.
Tous les gouvernements postfranquistes ont renoncé expressément à prendre la tête de cette communauté à laquelle ils appartiennent et qui leur appartient de plein droit, au nom d’un européisme vide qui les a finalement transformés en mendiants de l’Union européenne.
Quant à l’Union européenne, à mon avis celle-ci se limite avant tout à l’entente Allemagne-France. L’Allemagne n’a que trois options possibles : 1) le lien avec la Russie, 2) l’union avec les États-Unis ou 3) l’entente avec la France (situation actuelle). Mais il n’y a pas d’option ibéro-américaine pour elle. La communauté ibéro-américaine n’est pas une priorité pour l’Allemagne. Le seul lien sérieux et plausible de l’UE avec l’Amérique ibérique ne peut passer que par l’Hexagone. La France, bernée et déçue d’investir en Afrique sans aucun résultat positif, pourrait inviter ses partenaires européens à se tourner vers notre Amérique.

 

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Dans le cadre d'un excellent dossier sur L'Amérique, l'Europe et le monde, une version abrégée de cet entretien a été publiée dans la dernière livraison de La Nouvelle Revue d'Histoire (nº 65, mars-avril 2013).

Nous remercions Dominique Venner, directeur de la NRH, de nous avoir permis de mettre en ligne cette version un peu plus développée.

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