"Lumières de la théologie mystique" de Jean Borella (mardi, 19 avril 2016)

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Jean Borella

Lumières de la théologie mystique

L'Harmattan, 2015

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La récente réédition aux éditions L'Harmattan de l'ouvrage de Jean Borella, Lumières de la théologie mystique, nous donne l'occasion de mettre en ligne une recension du regretté Christian Rangdreul, parue dans le n° 13 de Contrelittérature, en 2003, pour la première édition du livre à L'Âge d'Homme. 

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Jean Borella,

témoin de l’intellectus fidei

 

par Christian Rangdreul 

 

 

« Je connaîtrai comme je suis connu »

(Saint Paul, 1 Co. 13, 12)

 

   La contrelittérature accorde une grande importance au sens précis des mots. La raison en est tout à la fois simple et essentielle : les mots, lorsqu’ils sont dépossédés des idées premières qui leur ont donné corps, engendrent inévitablement de la confusion en estompant les repères. Devenus supports du relativisme généralisé, ils brouillent les concepts, lesquels, bien que destinés à être dépassés par le point de vue sur-analytique, synthétique, n’en demeurent pas moins d’une importance fondamentale au début et au cours du difficile chemin qui mène de la lettre à l’esprit, du paraître à l’être… de la lettre à l’être. Cette dégradation est évidemment plus ou moins importante dans ses effets selon le degré de signifiance du mot affecté ; or, dans le vaste champ conceptuel philosophique, théologique et métaphysique, il est un mot envers lequel le brouillage se montre particulièrement néfaste au regard de l’enjeu dont il est porteur, ce mot c’est celui de gnose.

   Jean Borella, qui a longtemps enseigné la métaphysique et la philosophie ancienne et médiévale à l’Université de Nancy II, s’est attaché, tout au long de son œuvre, de manière directe ou indirecte depuis La charité profanée jusqu’à son récent Lumières de la théologie mystique[1], a libérer la gnose des mailles dans lesquelles une exégèse réductrice l’a emprisonnée. Dans le premier de ces deux ouvrages, dénonciation implacable de l’altération, voire de la parodie, affectant la plus haute des trois vertus théologales, Jean Borella, constatant que « la question de la gnose chrétienne est extrêmement embrouillée », propose simplement, pour commencer à sortir de cet embrouillamini, de remonter à la source étymologique du mot en question : « Le mot de gnose, décalque du grec gnôsis, signifie connaissance » ! Certes, tous ceux qui se sont essayés à traiter de la question de la gnose n’ont évidemment pas omis de rappeler une telle évidence, mais, dans la plupart des cas, pour redescendre presque aussitôt vers les méandres embrumés des commentaires paresseux ou tendancieux. Jean Borella, lui, reste à proximité de la source pour témoigner d’une réalité autour de laquelle une grande partie de son œuvre s’ordonne, à savoir que la gnose, au sens propre du terme, ne désigne pas la connaissance ordinaire, laquelle relève d’une érudition accumulatrice de savoirs, mais la « connaissance sacrée », celle qui, à l’inverse, allège l’esprit ; et ce à un double titre : « dans son objet qui est la divine essence », et « dans son "mode" qui est une participation à la connaissance que Dieu a de Lui-même. »

   Brouillage il y eut, donc, et très tôt. Des doctrines plus ou moins en marge du christianisme primitif et se réclamant de la gnose se firent jour dès le IIe siècle, ce qui eut pour fâcheuse conséquence qu’un même terme désignât alors deux enseignements opposés concernant la connaissance sacrée : celle de l’Église et celles des diverses écoles hérétiques ; ce qu’oublient ou négligent avec une facilité déconcertante les contempteurs hâtifs de la gnose. S’ils prenaient la peine d’ouvrir le très autorisé Dictionnaire de théologie catholique à l’article gnose[2], ils pourraient pourtant y lire que celle-ci « est en elle-même la connaissance explicite des vérités révélées, la science de la foi » ; et que « le mot, avec l’idée qui s’y rattache, se trouve dans l’Évangile, Luc, XI, 52,[3] et dans les Épîtres des apôtres, I Cor., VIII, 7 ; XIII, 8, etc., pour désigner, à côté de la foi qui adhère à la révélation sur l’autorité du témoignage divin, l’étude approfondie des dogmes à l’aide des lumières de l’Écriture et de la tradition. » Il est donc difficilement compréhensible que l’on passe si rapidement sur l’évidente distinction entre la gnose orthodoxe et la gnose hétérodoxe, la première, seule, méritant légitimement d’être désignée par ce vocable ; la seconde, toujours dans le souci de débrouiller la question, devant être nommée gnosticisme. Distinction capitale, malheureusement ignorée, oubliée, ou écartée pour des raisons obscures, distinction qui n’a cependant pas manqué d’être explicitement faite par l’auteur de l’article du Dictionnaire de théologie chrétienne : « Devant cette gnose hérétique, les Pères, jaloux de la saper par la base et de maintenir les droits de la gnose orthodoxe, ne se lassent pas de mettre en lumière le principe fondamental de la connaissance chrétienne. »

   Dans un article intitulé La gnose au vrai nom paru dans la revue Krisis[4], Jean Borella, quant à lui, apporta des arguments difficilement réfutables pour étayer le bien fondé de la conservation du terme gnose, et ce en s’attardant sur la Première Épître de Saint Paul à Timothée, VI, 20, où l’on peut lire : « O Timothée, garde le dépôt. Évite les discours creux et impies, les objections d’une pseudo science », traduction du grec « anthitheseis tès pseudonymou gnôseôs », que Jean Borella rend plus fidèlement par : « les contradictions de la gnose au faux nom ».

   « Pourquoi, s’interroge Jean Borella, saint Paul éprouverait-il le besoin de défendre le mot même de gnôsis ? Pourquoi parle-t-il d’un "faux nom" et pas seulement d’une fausse ou d’une vraie science ? Sa formule ne peut avoir qu’un sens : c’est que la vraie connaissance est aussi la connaissance par excellence, l’unique connaissance à laquelle seule, pour cette raison, il faut réserver le terme de gnôsis ; et c’est aussi pourquoi, malgré le bien fondé de certaines objections, nous croyons nécessaire de maintenir en français le terme de gnose » (p. 90).

   Ainsi apparaît l’enjeu, évoqué plus haut. La réhabilitation de la gnose au vrai nom, de la gnose orthodoxe et déifiante, loin de s’opposer à la foi, en est un approfondissement, grâce à la vertu transcendante d’intelligence[5]. Gnose identique à cette foi in fidem, "dans la foi", dont il est question chez saint Paul : « Car en lui (l’Évangile) la justice de Dieu se révèle de la foi (ex fide) à la foi (in fidem)… » (Rm, I, 17). Loin, aussi, de s’opposer à la charité, la gnose l’empêche de se dégrader dans ce narcissisme individualiste qu’on ne voit que trop chez les modernes, consistant à vouloir jouir d’elle même dans une confusion où, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, le psychique se prend pour le spirituel ; redoutable travers que le lama tibétain Chögyam Trungpa nommait matérialisme spirituel[6]. Comme Charles Péguy qui estimait que « le génie ne se connaît pas », Jean Borella souligne fort justement que « la charité pure est une charité qui s’ignore ». Ignorance nécessairement de même nature que la « docte ignorance » de Nicolas de Cuse, tant il est vrai que c’est seulement après avoir abandonné tout attachement au savoir quantitatif et vaniteux que l’on connaît réellement. Or, c’est cette ignorance connaissante, co-naissance où le sujet connaissant et l’objet connu participent ensemble à l’éternelle naissance spirituelle de l’ici et maintenant libéré de toute surimposition mentale ; c’est cette sainte, tout autant que docte, ignorance, qui constitue l’essence même de la gnose orthodoxe. Comment, dès lors, le gnostique pourrait-il être affecté de cet orgueil intellectuel dont nos impénitents "gnosophobes" l’accusent ? Plus crédible est ce moine hésychaste, Élie l’Ecdicos, qui observait joliment : « Est gnostique, celui qui met de la grandeur dans les descentes de son âme, et de l’humilité dans ses élévations »[7].

   Comme les deux ailes de l’oiseau, la gnose au vrai nom et la charité pure sont inséparables. Que l’une des deux ailes vienne à défaillir et l’oiseau ne pourra s’envoler vers les espaces azurés. De même sera-t-il impossible à l’âme de prendre son envol déifiant dès lors que lui manque l’aile de la charité ou celle de la gnose : la charité sans la lumière de la gnose se voyant peu à peu réduite à une niaise sensiblerie idéologico-spiritualiste ; la gnose privée de la chaleur de la charité se desséchant, tel un arbre privé de sève, dans un endurcissement orgueilleux. Il importe alors peu, finalement, de considérer avec Évagre le Pontique que « la charité est la porte de la gnose », ou, à l’inverse avec Grégoire de Nysse, que la gnôsis, « connaissance mystique », se transforme en agapè, « vie mystique » ou « union mystique »[8]. La préséance, ici, n’étant plus qu’affaire d’inclination, peut être plus portée à l’enstase chez l’un, l’extase chez l’autre[9]. D’ailleurs, cette complémentarité de l’amour (la charité) et de la connaissance (la gnose) n’est-elle pas au cœur de la doctrine de l’amour-intellection de Guillaume de Saint-Thierry, et ne la retrouve-t-on pas, quelques siècles plus tard, chez Dante et les Fidèles d’Amour avec l’intelleto d’amore ?

   L’évocation de Grégoire de Nysse, « Père de la théologie mystique », nous amène tout naturellement au dernier livre de Jean Borella : Lumières de la théologie mystique. Ici, la question « embrouillée » de la gnose se voit débrouillée par l’œuvre « énigmatique et fondatrice » de Denys l’Aréopagite, « le grand Denys », comme se plaisait à le qualifier saint Maxime le Confesseur. En seulement 180 pages où la concision de la pensée le dispute à la hauteur du point de mire, c’est dans le saint des saints du corpus dyonisum que l’auteur nous fait pénétrer. Encore convient-il d’en retrancher les 60 dernières pages constituant la troisième partie de l’ouvrage consacrée à Trois figures de la tradition Dionysienne : Maître Eckhart, Henri Suso, et l’auteur anonyme de la Theologia Teutsch (Teutsch est l’ancienne orthographe de deutsch).

   « Entre la nécessaire abstraction de la scolastique, aujourd’hui assez injustement récusée, et le goût de notre temps pour une spiritualité fondée sur l’expérience concrète, ce livre tente d’ouvrir une autre perspective, celle de la théologie comme voie spirituelle, comme theognôsis, par la sanctification de l’intelligence », lit-on en quatrième de couverture. La sanctification de l’intelligence ! Voilà qui pourra paraître incongru et spirituellement incorrect à l’heure où le sixième don du Saint-Esprit est encore si souvent marginalisé au profit exclusif de l’« expérience concrète », concomitante à cette « charité profanée » aux contours flous mais sacrifiant à l’obsession si moderne de la recherche en tous domaines de l’utilité, du résultat quantifiable. C’est que l’intelligence, comme la gnose, s’est vue frappée d’un discrédit la reléguant à la sphère du seul mental analytique – « Tout ça, c’est trop intello, ce qui compte c’est l’amour des autres et l’expérience qui en résulte », ne cessent de nous asséner les cuistres ignares trouvant ainsi une justification à leur paresse intellectuelle et à leurs préjugés idéologiques – alors qu’elle est l’intus legere, cette faculté dont saint Thomas enseigne qu’elle permet de « lire au dedans », « pénètre les essences » et « a pour objet "ce que c’est" »[10]. Là encore, tout comme pour la gnose, les contempteurs devraient se souvenir de la parole du Sauveur : « La vérité vous rendra libres » ; car qui peut nier que l’intelligence, avec la charité, joue un rôle essentiel dans la connaissance de la vérité ? Ainsi, lorsque Jean Borella écrit que l’intuition intellectuelle « est la vie même de l’esprit » et que « l’opération anagogique », qui en est la pratique, « n’a d’autre fin que d’ouvrir l’œil de l’intellect à la lumière, c’est-à-dire au sens, qui rayonne des réalités invisibles », cela n’a absolument rien à voir avec quelque intellectualisme que ce soit, mais participe à redonner ses titres de noblesse à l’intelligence de la foi, dans la plus parfaite orthodoxie catholique, en écho de ce qui est exprimé dans la Lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et ratio. Dans ce remarquable texte en effet, le successeur de Pierre ne dit-il pas de l’intellectus fidei (inséparable, en tant que double principe méthodologique, de l’auditus fidei) : « L’ intellectus fidei explicite cette vérité (la vérité divine), non seulement en saisissant les structures logiques et conceptuelles des propositions sur lesquelles s’articule l’enseignement de l’Église, mais aussi, et avant tout, en faisant apparaître la signification salvifique que de telles propositions contiennent pour les personnes et pour l’humanité » ?[11]

   Mais après ces préambules, pénétrons dans Les lumières de la théologie mystique. Passé le premier chapitre de la première partie, Théologia : de la tradition des pères au mystère dyonisien, où Jean Borella récapitule les trois degrés de la « théologia tripartite », celle d’avant le christianisme – la théologie mythique, œuvre des poètes et puisant dans l’imagination ; la théologie physique, œuvre des philosophes, portant sur la physis (nature) et sollicitant la raison ; la théologie politique, concernant les affaires de la polis (cité) et nécessitant la volonté – le chapitre suivant nous introduit dans la théologia des premiers écrivains chrétiens. Ici, la « vraie théologie » se manifeste toujours de manière tripartite, mais différemment, selon  « trois axes sémantiques » : « Chez les Pères, le foyer lumineux de l’unique théologie rayonne selon trois axes indissociables […]. Ces trois axes, ce sont : l’Écriture sainte, la Science de Dieu, la Prière pure et contemplative ; autrement dit : la révélation, la gnose, la déification. » Et Jean Borella d’examiner le sens donné aux mots théologia et théologos par Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe de Césarée et Saint Athanase, pour ce qui concerne l’Écriture sainte ; par les trois grands théologiens cappadociens : Saint Grégoire de Nysse, Saint Basile de Césarée et Saint Grégoire de Naziance, tous trois docteurs de la théologie trinitaire afférente à la Science de Dieu ; et par Saint Grégoire de Nysse et Évagre le Pontique relativement à la Prière pure. Dans cette perspective, la théologie n’est autre, selon le premier axe sémantique, que la « gnose de Dieu que le Christ est venu révéler » ; « science de la Trinité » selon le deuxième ; et « connaissance de la Trinité » selon le troisième.

   Le chapitre suivant aborde la question du mystère de la personnalité de Denys l’Aréopagite et de la nature de sa synthèse constituée par sa doctrine de la théologia. Pour Jean Borella, il ne fait aucun doute que « le nom de "Denys l’Aréopagite"  doit […] être considéré comme un hiéronyme. Porté par le saint fondateur de la tradition dyonisienne, il situe l’origine paulinienne d’une fonction doctrinale dont l’enseignement fut perpétué durant quatre cents ans dans la discrétion, et qui, miséricordieusement, se révèle en ce début du VIe siècle. » De fait, si l’auteur du Corpus aréopagiticum[12] ne peut être confondu, pour des raisons décisives que Jean Borella passe en revue, avec l’Athénien Denys, membre de l’Aréopage et converti par saint Paul (Actes des Apôtres, VIII, 34), il n’en reste pas moins que ce mystérieux auteur se déclare à plusieurs reprises comme un disciple direct de l’Apôtre des gentils. Toute supercherie étant écartée depuis longtemps par les spécialistes, il ne peut donc s’agir que d’une individualité se rattachant à une chaîne « initiatique » (nous employons ce terme en nous tenant tout autant éloignés de sa surévaluation guénonienne que de sa diabolisation traditionaliste) remontant au membre de l’Aréopage dont le nom est le seul, parmi les convertis de saint Paul, a être cité par les Actes des Apôtres. Jean Borella attire également l’attention du lecteur sur le fait que le discours de saint Paul sur la « colline d’Arès » où se tenait l’Aréopage « renferme certains des enseignements les plus élevés de la prédication chrétienne » : le Dieu des chrétiens est le « Dieu inconnu » ; « en Lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être » ; « nous sommes de sa "race" ». Apparaissent alors, sous la plume de Jean Borella, des considérations de la plus haute importance, non seulement en ce qui concerne la portée spirituelle de cet événement, mais aussi sur ses prolongements culturels (et, partant, géopolitiques dans le sens d’une « géopolitique transcendantale » évoquée par Dominique de Roux) lesquels, s’ils ne sont pas premiers, ne sont pas des moindres : « nous assistons en ce moment solennel, à la rencontre, voulue par Dieu, entre la fleur intellectuelle du rameau occidental de la grande tradition indo-européenne, et la fleur vivifiante et salvatrice de la tradition sémitique, le Christ. […] Les chrétiens sont institués non en judéo-chrétiens ou en helléno-chrétiens, mais en judéo-hellènes. Fait capital dans l’histoire culturelle de l’Europe. » Avec Denys l’Aréopagite nous sommes en présence, poursuit Jean Borella, du témoin privilégié d’une gnose paulinienne centrée « sur la personne du Christ, gnose explicite et doctrinalement définie » orientée vers la gnose de Jean centrée, elle, sur « le Verbe-Lumière » et « directement contemplative », comme l’atteste la Lettre X qui clôt le corpus de ses œuvres.

   Enfin, dans le dernier chapitre de cette première partie, Jean Borella démontre ce qui, pourtant, devrait aller de soi, a savoir que Jésus-Christ, « La Voie, la Vérité et la Vie », de par son incarnation salvatrice, permet de réaliser la filiation divine, laquelle n’est autre que la vraie gnose, cette déification des justes à laquelle Mgr Louis Laneau avait consacré son remarquable De deificatione justorum, très opportunément sorti de l’oubli par Jean Borella[13] ; filiation divine qui est connaissance du Père par le Fils dans l’Esprit-Saint, sainte théognosie qui « ne peut être, par définition, que celle que Dieu opère de lui-même dans l’homme »

   En nous faisant parcourir La voie de la théologia selon Denys, titre de la deuxième partie de son ouvrage, Jean Borella nous conduit à présent vers le cœur de la théologie mystique, ou plutôt de la mystique de la théologie (chapitre IX). De ce cœur mystique, nous laisserons le futur lecteur de cette remarquable contribution aux études dyonisiennes, découvrir de par lui-même les flamboyants arcanes dans les cinq chapitres qui le constituent. Disons quand même que l’auteur examine ici Les trois sources de la science théologique (ch. VII) à savoir l’Écriture (à laquelle correspond le mode objectif de la gnose théologique), la Tradition orale (mode objectif et subjectif), et l’illumination intérieure (mode subjectif), « étant entendu que la troisième ne saurait se produire en l’absence des deux précédentes ». Trois sources auxquelles il faut ajouter chez Denys l’Aréopagite l’affirmation d’une Tradition secrète : « De ces lumières produites par une opération divine (l’incarnation du Verbe) et de toutes les autres du même genre dont, selon les Saintes Écritures, le don secret (kruphia paradosis : secrète tradition) nous fut octroyé par nos maîtres inspirés, nous avons à notre tour reçu l’initiation », Tradition secrète dont la nature est « l’infigurable et merveilleuse Simplicité ». Jean Borella y associe Les quatre voies de la theologia (ch. VIII) : La théologie symbolique, ayant pour objet les symboles scripturaires, leur compréhension par l’anagôgè : « L’acte d’anagogie, c’est-à-dire littéralement, "la montée vers le haut" » ; La théologie affirmative, exposée par Denys dans les Noms divins, théologie qui utilise des idées, notions et concepts, ressortissant à la langue naturelle (Un, Bien, Être, Vie, Beauté, Intelligence, Force, Cause, etc.) ; La théologie négative et mystique, laquelle « consiste à nier tout symbole et toute notion appliquée à Ce qui est au-delà de toute figure et de tout nom, à la Théarchie sans visage et anonyme », voie qui conduit nécessairement au silence mystique ; L’anagogie, clef de la théologie négative, réunissant la théologie négative et la théologie affirmative en ce qu’« elle introduit dans le langage conceptuel […] une "tension anagogique" qui le transforme intérieurement en un véritable opérateur métaphysique. »  Quant à la mystique de la théologie, elle est cette station spirituelle ultime où le discours sur Dieu qu’est, au sens propre, la théologie, se résorbe dans le silence mystique (mot dont la racine est la même que celui de mutisme) ; Denys l’Aréopagite : « Les mystères simples, absolus, immuables de la Théologie ont été ensevelis dans la Ténèbre plus que lumineuse du Silence initiateur du secret. » Alors s’opère l’« Union au Sujet divin qui, seule, dit Denys, confère l’intellection suprême. L’être déifié est la perfection de la gnose. »

   Nous espérons que ces quelques notes susciteront chez le lecteur le désir de lire ce précieux ouvrage qui, en peu de pages répétons-le, réussit la gageure de révéler la substantifique moelle de la Théologie mystique. Car entrer dans les Lumières de la théologie mystique, c’est non seulement découvrir ou redécouvrir de manière conceptuelle que la gnose n’est pas une « éternelle hérésie » ni une « nouvelle religion » ; c’est aussi, pour ceux qui ne connaîtraient pas les écrits dyonisiens, l’un des meilleurs moyens de les aborder du point de vue de la métaphysique la plus pure en accord avec l’orthodoxie de la révélation chrétienne. C’est en effet l’un des grands mérites de Jean Borella que de tirer de l’œuvre difficilement contournable de ce témoin privilégié de la connaissance sacrée qu’était René Guénon, le nectar, le sôma grâce auquel nombre d’occidentaux éblouis à juste titre par les lumières de l’Orient non chrétien, peuvent retrouver cette même saveur authentiquement métaphysique dans l’Orient et l’Occident chrétiens. Curieuse alchimie ce faisant, par laquelle Jean Borella, recueillant la fine fleur du corpus guénonien, notamment sa doctrine des états multiples de l’être, transmutant ce qui, en elle, est incompatible avec la doctrine de l’Église, démontre ce que Guénon niait, à savoir que « dès son origine le christianisme est une religion universelle », une métaphysique libératrice offerte à tous : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » ne cessaient de proclamer les Pères de l’Église, et non pas, comme il l’affirmait, un ésotérisme juif qui se serait extériorisé. En cela, et sur beaucoup d’autres points, notamment la question de l’ésotérisme, Jean Borella, à travers son guénonisme critique, se montre plus guénonien que les guénoniens – qualificatif que Guénon lui-même aurait sans doute refusé –, guénonien constructif en effet, dans la mesure où l’auteur d’Ésotérisme guénonien et mystère chrétien prolonge l’œuvre de Guénon vers des directions que celui-ci n’a pas pu, pas voulu, ou pas eu le temps de prendre. Méthodologie qui permet également à Jean Borella de "protèger" Guénon de lui-même et de ceux qui essaient de jeter l’opprobre sur l’ensemble de son œuvre pour des motifs aussi divers que fallacieux. Il n’est pas jusqu’à la notion d’opérativité, si importante aux yeux de Guénon car indispensable à toute réalisation effective, qui ne soit réintroduite par Jean Borella dans la perspective de la Révélation chrétienne ; notamment lorsqu’il décèle chez Mgr Louis Laneau une invite à mettre en œuvre, en oeuvriers de Dieu, ces opérations déifiantes que le prélat des Missions étrangères exprima ainsi : « Nous nous promenons dans le Christ, lorsque, avançant de vertu en vertu, nous travaillons à définir et à former le Christ Lui-même en nous, de la manière la plus parfaite. » Ce qui amena le regretté Frank Viellart à prononcer, entre les murs impassibles de la Sorbonne, ces paroles incandescentes : « Perspective hautement sophiologique : nous sommes enceints ! Sous l’action de l’Esprit, nous nous donnons à nous-mêmes naissance. Nous donnons naissance à qui nous sommes, de toute éternité. Il y a gestation – Travail. »[14] C’est ce Travail, précisément, que nous nous efforçons d’accomplir à Contrelittérature, en toute humilité mais avec détermination, celle qu’obligent les temps des ouvriers de la onzième heure.

   Oui, la contrelittérature accorde une grande importance au sens précis des mots, car toute écriture humaine qui n’est pas réverbération de l’Écriture divine dans laquelle la lettre trouve son esprit n’est que néant. C’est pourquoi il ne fait pour nous aucun doute que Jean Borella, de par son infatigable labeur de recouvrance de l’intellectus fidei auquel Jean-Paul II, De Labore Solis, accorde l’importance que nous avons relevé, compte parmi les maîtres à penser du travail contrelittéraire, lui qui a écrit : « chaque lettre du Saint Livre reçoit l’étincelle du feu de l’Esprit et toute l’Écriture s’enflamme, Buisson ardent de la Révélation, qui brûle sans se consumer dans les siècles des siècles »

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1. La charité profanée, Éditions du Cèdre,1979 ; Lumières de la théologie mystique, L’Age d’Homme, 2002. Du même auteur : La crise du symbolisme religieux, L’Age d’Homme, 1990 ; Mystère du signe, Maisonneuve et Larose, 1989 ; Le sens du surnaturel, Ad Solem, 1996 ; Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, L’Age d’Homme, 1997 ; Penser l’analogie, Ad Solem, 2000 ; Symbolisme et réalité, Ad Solem, 2000 ; Le poème de la Création, traduction de Genèse 1-3, Ad Solem, 2002.

2. Dictionnaire de théologie catholique, art. "Gnose".

3. « Malheur à vous, docteurs de la Loi, car vous avez pris la clef de la gnose ; vous mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui entraient, vous les avez écartés. »

4. Krisis n° 3, « Tradition ? », septembre 1989.

5 Le don d’Intelligence est le sixième des sept dons du Saint-Esprit, « l’auguste septénaire » s’opposant à « l’affreux septénaire » des péchés capitaux ; il précède immédiatement le septième don, celui de Sagesse. Si les cinq premiers dons : Crainte de Dieu, Piété, Science, Force, Conseil, ressortissent à l’action, les deux derniers ressortissent à la contemplation. « La voie de la contemplation lui sera donc (à l’âme) désormais ouverte, et le divin Esprit l’y introduira au moyen de l’Intelligence », Dom Prosper Guéranger, Les dons du Saint-Esprit, Solesmes, 1950.

6. Voir notre article L’homme du Soleil du Grand Est dans le précédent numéro de Contrelittérature.

7. In La Philocalie, présentée par Olivier Clément, Desclée de Brouwer / J. C. Lattès, 1995.

8. Voir : Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique. Doctrine spirituelle de Saint Grégoire de Nysse, Aubier, 1954

9. Enstase est un néologisme inventé par Mircea Éliade pour désigner une union à Dieu s’opérant à l’intérieur de soi, à l’inverse de l’extase qui est une expérience spirituelle où l’union à Dieu s’opère par une sortie de soi.

10. Saint Thomas d’Aquin, préface et traduction du R. P. Mennessier, o. p., Aubier, 1957.

11. Jean-Paul II, La foi et la raison. Lettre encyclique Fides et ratio, Présentation par Michel Sales, s. j., Centurion / Cerf / Mame, 1998.

12. Œuvres complètes du Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduction, commentaires et notes par Maurice de Gandillac, Aubier, 1980. Vladimir Lossky, Théologie mystique de l’Église d’Orient, Aubier, 1980. René Roques, L’univers dionysien, structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Cerf, 1983. Théologie mystique, traduction de Ysabel de Andia, Henôsis. L’union à Dieu chez Denys l’Aréopagite, Philosophia Antiqua, vol. LXXI, E.J.Brill, Leiden-New-York-Koln, 1996.

13. Louis Laneau, De la déification des justes, traduction, introduction et notes de Jean-Claude Chenet, préface du professeur Jean Borella, Ad Solem, 1993. Figure marquante du mouvement missionnaire au XVIIème siècle, c’est après être tombé, dans l’oraison, sur ces paroles de saint Jean (3 ; 1) : « Voyez quel amour le Père nous a donné pour que nous soyons appelés fils de Dieu et le soyons » que Mgr Louis Laneau entreprit la rédaction du De déification justorum.

14. Franck Viellart , « Pour une gnose de l’incarnation », in La gnose, une question philosophique, sous la direction de Natalie Depraz et Jean-François Marquet, Cerf 1999.

 

 

 

 

 

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