"L'idée que l'islam doit dominer la planète" de Jean-Louis Gabin (lundi, 27 février 2017)

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Vers la Tradition

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 Jean-Louis Gabin dans un numéro hors-série de Vers la Tradition [1], la revue du regretté Roland Goffin, se propose d’interroger le terrorisme islamique en regard de la pensée de René Guénon. Selon lui, les convertis guénoniens à l’islam, et notamment certains soufis français, auraient détourné l’œuvre de Guénon, afin de légitimer l’expansionnisme islamiste. En s’appuyant sur certains textes guénoniens, ils soutiennent que la fonction de l’islam serait de récapituler toutes les religions traditionnelles.

 Dans son article « Les mystères de la lettre Nûn » [2], par exemple, Guénon caractérisait l’accomplissement de notre cycle actuel par « la rencontre de deux formes traditionnelles qui correspondent à son commencement et à sa fin, et qui ont respectivement pour langues sacrées le sanskrit et l’arabe » – autrement dit : les traditions hindoue et musulmane. De quel ordre est cette « rencontre » ? D’après Jean-Louis Gabin, elle n’a aucune valeur synthétique ni substantielle ; il dénonce l’interprétation eschatologique qui a pu en être faite et rejette sur Michel Vâlsan la propagation de cette idée.

 En effet, Valsân, dans un article qui fait autorité dans le milieu de l’ésotérisme musulman occidental, « Le Triangle de l’Androgyne et le monosyllabe "Om" » [3], a explicitement formulé, qu’à la fin de notre cycle, toutes les religions, y compris l’hindouisme et le christianisme, devraient être absorbées par l’islam. Pour Jean- Louis Gabin, l’exclusivisme religieux de Michel Vâlsan, parce qu’il s’oppose à la vision guénonienne de l’unicité des religions, ne peut que favoriser l’interprétation exotérique et fondamentaliste de l’islam.

 Ce livre de Jean-Louis Gabin est important, même si l’on ne suit pas toujours cette rectification à laquelle l’auteur nous invite. La correspondance de René Guénon montre que son indépendance intellectuelle vis-à-vis de l’islam, si elle ne s’est jamais démentie dans ses ouvrages publics, doit être nuancée par ses prises de position privées. En témoigne cet extrait d’une lettre adressée à « L. C d’Amiens » le 27 juin 1936 : « La restauration initiatique en mode occidental me paraît bien improbable, et même de plus en plus, comme vous le dites. Au fond, du reste, je n’y ai jamais beaucoup compté, mais naturellement je ne pouvais trop le montrer dans mes livres, ne serait-ce que pour ne pas sembler écarter a priori la possibilité la plus favorable. Pour y suppléer, il n'y a pas d'autre moyen que de recourir à une autre forme traditionnelle, et la forme islamique est la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe même, ce qui réduit les difficultés au minimum. » [4] On regrettera que Jean- Louis Gabin ait préféré « couper » la dernière phrase de cette citation, dans un passage (p. 43) où lui-même reproche à l’essayiste Alexandre del Valle d'employer ce type de procédé... Certes, la bonne foi de l’auteur ne saurait être mise en doute mais cette manière de faire dissone dans une analyse qui se veut objective : il n’est de pire préjugé qu’une croyance excessive en cette « Boussole infaillible », pour reprendre l’expression avec laquelle Michel Vâlsan caractérisait René Guénon .

 Ceux-là mêmes qui, sous les auspices de René Guénon, envisagent les diverses religions humaines comme autant de voies équivalentes d’une même Vérité originelle – dont elles seraient dérivées par différenciation ethno-culturelle – sont inéluctablement amenés à soutenir que cette Vérité non-humaine, sous-jacente à toutes les religions historiques, cette fameuse « Tradition primordiale » guénonienne, puisqu’elle ne s’est ni révélée ni manifestée en tant que telle, nous est directement inaccessible sinon par le support obligé et nécessaire de l’une de ces religions historiques.

 L’interface dans une même tradition religieuse entre l’exotérisme et l’ésotérisme est un pivot essentiel de la pensée guénonienne. À ce sujet, Jean-Louis Gabin cite opportunément une lettre de René Guénon à Alain Daniélou : « [...] je ne puis laisser dire que je suis "converti à l’islam", car cette façon de présenter les choses est complètement fausse ; quiconque a conscience de l’unité essentielle des religions est par là même "inconvertissable" à quoi que ce soit, il est même le seul qui le soit ; mais il peut "s’installer", s’il est permis de s’exprimer ainsi, dans telle ou telle tradition suivant les circonstances, et surtout pour des raisons d’ordre initiatique. » [5]

 L’oeuvre de Guénon permet ainsi à Jean-Louis Gabin d’affirmer que l’expansionnisme conquérant de l’islam, si caractéristique de son exotérisme, n’est pas confirmé par son ésotérisme. Cette contradiction entre un islam extérieur et un islam intérieur suffirait donc à dédouaner Guénon des dérives islamistes.

 On reprochera à l’auteur d’en rester obstinément à Guénon et de ne pas s’interroger sur cette contradiction même. Guénon, lui aussi, a préféré en appeler à la force de la Tradition plutôt que d’envisager la question de l’émergence de l’ésotérisme islamique. Son rejet par omission de l’interprétation proposée dans son ouvrage L’Islam christianisé par Miguel Asín Palacios, en est la preuve. [6]

 La thèse de ce dernier sur la naissance de la spiritualité en islam, s’oppose aux hypothèses concordantes de Guénon et de Massignon, l’islamologue catholique romain. Pour René Guénon comme pour Louis Massignon, la spiritualité de la tradition islamique, le taçawwuf, trouve sa source dans le seul Coran, Asín Palacios considère quant à lui qu’elle provient en droite ligne de la doctrine et des techniques « hésychastes » du monachisme chrétien d’Orient.

 La méthode hésychaste qui culmine avec la « méditation secrète », la prière de Jésus transmise par les Pères neptiques, a donné lieu au cours des âges chrétiens à une lignée spirituelle reliant les plus anciens moines aux plus jeunes. Cependant, on notera que, si la technique hésychaste figure dans la règle du monachisme oriental de saint Basile, et qu’on la retrouve encore chez saint Cassien, elle n’a pas été accueillie dans la règle de saint Benoît, le père monachisme occidental. Peut-être est-ce tout simplement là qu’il faut chercher cette absence opérative d’initiation chrétienne en Occident dont Guénon a pris prétexte pour choisir le support exotérique de l’islam.

 L’invention de la « Confrérie des Chevaliers du Paraclet » par Charbonneau- Lassay, si elle fut une fiction ésotérique visant à répondre au désir initiatique de potentiels transfuges guénoniens vers l’islam, reposait bel et bien sur une tradition mystique de l’oraison cordiale qui s’est perpétrée secrètement en milieu chrétien occidental [7].

 Sans doute y a-t-il dans le Coran un substrat authentiquement biblique, mais il ne suffit pas en soi à justifier les affinités analogiques entre l’hésychasme et le dhikr [8]. Le Coran est la doctrine reçue par Muhammad dont la vie, comme le remarque fort justement Jean-Louis Gabin, ne fut pas un exemple de vertus spirituelles : un prophète qui fut roi, polygame et guerrier et vécut sans réfréner l’ambition des honneurs, la concupiscence de la chair et l’aiguillon de la colère, n’était pas le meilleur modèle à la pratique d’une gnose véritable.

 Même si, au cours des siècles suivants, de grands mystiques musulmans influencèrent la spiritualité chrétienne, cela ne doit pas nous faire oublier les origines hésychastes de l’ésotérisme islamique. Cette rupture traditionnelle entre l’ésotérisme et l’exotérisme de l’islam est la cause de cette logique vâlsanienne qui a cherché à les unifier. Ce double caché de l’islam intérieur explique aussi pourquoi l’expression la plus actuelle de l’exotérisme islamique, le wahhabisme, souhaite en finir avec le soufisme authentique et participe activement à l’extermination des chrétiens d’Orient.

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[1] Jean-Louis Gabin, L’idée que l’islam doit dominer la planète, revue Vers la Tradition, 7, rue du Moustier 77000 Vaux-le-Pénil. Tél : 01 60 69 17 50.
[2] René Guénon, « Les mystères de la lettre Nûn » in Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chapitre XXIII.
[3] Michel Vâlsan, « Le Triangle de l’Androgyne et le monosyllabe "Om" », Études Traditionnelles, 1964-65 ; repris dans L’Islam et la fonction de René Guénon, Éditions de l’Œuvre, 1984, pp. 126-144.
[4] « René Guénon, Lettre à L. C. d’Amiens, Le Caire 27 juin 1936 », in numéro spécial « René Guénon » de la revue Soufisme d’Orient et d’Occident, n°6, 2001, p. 16. Sur le site de cette revue, éditée par l’association l’Isthme, émanation de la Tariqa Boutchichya, ce passage a été supprimé : http://www.soufisme.org/2.0/personnalites/reneguenon/correspondances-le-caire-amiens-4/
[5] Lettre de René Guénon à Alain Daniélou du 27 août 1947.
[6] Si Guénon cite par deux fois l’ouvrage d’Asín Palacios L’eschatologie musulmane dans la Divine Comédie de Dante, paru en 1919 (dans Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme et dans L’Ésotérisme de Dante ), il ne mentionne jamais L’islam christianisé, paru en 1931, où Asín Palacios développe son étude sur le soufisme à partir de l’oeuvre d’Ibn ‘Arabi.
[7] Voir : L’oraison cordiale, une tradition catholique de l’hésychasme par Jean-Marc Boudier, coll. Contrelittérature, L’Harmattan, 2013.
[8] Prière soufie qui réside en la répétition rythmique du nom divin.

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