"Nimbes" d'Arta Seiti (mercredi, 10 avril 2019)

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Arta Seiti
Nimbes
Fauves, 2018
128 p., 14€

 

  Ce premier roman d’Arta Seiti est une approche singulière de l’écriture féminine du verbe, à la fois sensuelle et mystique. L’auteure, d’origine albanaise, a vécu dans son pays natal durant la fin de la période de la dictature communiste, avant de s’exiler en France pour y poursuivre ses études et devenir une brillante universitaire.

 Un brin de mimosa, offert lors d’une de ses promenades à Paris, va enclencher sa mémoire psychologique, provoquant la surrection d’une écriture qui se révèle plus nervalienne que proustienne.

  En lisant ce récit, on pense à une phrase vertigineuse du Démon de l’absolu d’André Malraux : « Le colonel Lawrence d’Arabie disait par expérience que tout homme qui appartient réellement à deux cultures perdait son âme ». Tout au contraire, la démarche d'Arta Seiti est une conquête de l'âme authentique et unitive par la mise en équilibre des contradictoires culturels.

   Le roman d’Arta Seiti se construit sur le motif du double qui perdure dans la littérature européenne depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. À ce propos, Arta Seiti écrit avec lucidité : « Mon voyage revisite une distance à l’égard de l’histoire des sociétés du sud-est européen et notamment de l’Albanie (et de ses sortilèges passés), mais aussi de la société occidentale en proie à une crise globale. » 

  Le motif du double est une des marques essentielles de la crise de la civilisation européenne. En effet, les relations entre les cultures passent nécessairement par ce stade du miroir qui oblige une langue à se réfléchir. Cette figure du double intervient dès que se posent les problèmes de traduction, inhérents à la vie quotidienne, d’une langue à l’autre, comme l’indique le titre du livre de Julien Green Le langage et son double. C’est pourquoi il est loin d’être anodin que le père et la mère de l’auteure-narratrice soient tous deux des traducteurs.

  Le sentiment d’une double appartenance est une constante chez de nombreux écrivains exilés. Parmi nos contemporains, on peut citer L’homme dépaysé de Tzvetan Todorov ou encore Le testament français d'Andrei Makine.  

   Cependant, la parole double se trouve effacée chez Arta Seiti par la coalescence opérative de la littérature, plus particulièrement russe et française, dont elle est lectrice depuis son enfance, ayant évolué dans un milieu familial lettré : « Élevée avec la littérature russe grâce à mes deux parents, ils m’ont inculquée l’amour pour la littérature. »

  Appliqué à Arta Seiti, le terme mystique désigne le domaine profond et complexe, mystérieux, lié à l’hérédité biologique et spirituelle d’où est née la vocation de l’écriture.

  Il faut noter que l’occupation ottomane, qui dura près de cinq siècles, se révéla particulièrement néfaste sur le plan de la langue albanaise, longtemps interdite dans l’enseignement public. L’évolution de la littérature en fut perturbée. Ceci explique non seulement l’importance référentielle des œuvres littéraires citées dans le roman mais aussi que la littérature albanaise écrite en soit presqu’absente, l’héritage reçu par cette dernière se rapportant davantage à l’oralité des récits ancestraux. On relève ici un autre antagonisme constitutif de la quête d’Arta Seiti, entre l’oralité et l’écriture.

  Chez Arta Seiti, la mémoire devient imagination créatrice, psychisme magique où la « géographie intérieure, mi-rêvée, mi-réelle » découvre son véritable pays natal, qui n’est ni l’Albanie de sa naissance ni la France de son exil mais un tiers-monde pour lequel Corbin a dû inventer un néologisme, l’imaginal, afin de bien montrer qu’il ne s’agit pas de l’imaginaire tel que le conçoit la psychologie moderne. C’est ce mundus imaginalis que le platonisme néo-zoroastrien de Sohrawardî désigne comme « la terre céleste de Hûrqalyâ » auquel il semble que parvienne la narratrice au terme de sa quête initiatique.

  Arta Seiti, fille du feu nervalienne, nous donne à voir l’étrange coagulation alchimique de la comédienne et de la religieuse, telles qu'on les rencontre dans Sylvie, à travers les personnages d’Aurélie et d’Adrienne l'Albanaise et la Parisienne de Nimbes.

  René Guénon, dans Le roi du monde, affirme que le nom Albanie est une image de « l’île blanche », c’est-à-dire du centre spirituel de la tradition primordiale. Cette terre natale véridique, la narratrice la découvre, à la fin de son périple romanesque, dans le « Palais de lumière », ce château de l'âme où retentit le mot principe de Martin Buber : « Je-Tu ».

  Nimbes d'Arta Seiti, est un premier roman d'une troublante étrangeté qui mériterait de rencontrer ses lecteurs. En guise de bon vent à cette belle romancière, et comme un bouquet de mimosas, on lui dédiera ces derniers mots du Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius : « Va, et deviens toi-même et le livre et l’essence. »

 

Alain Santacreu

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