Le Soleil de Gaza (lundi, 29 janvier 2024)

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Et Abel tua Caïn…

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Ali Benziane

 

 

Le “nomadisme dévié” apparaît comme la clé de compréhension de cette alliance contre-nature entre un judaïsme parodique et la force aveugle du sionisme. Cette dernière s’inscrit dans le mécanisme global de “solidification” du monde caractérisé par une sédentarité forcée, symbolique aussi bien qu’effective. C’est ce que nous explique René Guénon dans le Règne de la quantité : « dans un tel monde, il n’y a plus de place pour les peuples nomades qui jusqu’ici subsistaient encore dans des conditions diverses, car ils en arrivent peu à peu à ne plus trouver devant eux aucun espace libre, et d’ailleurs on s’efforce par tous les moyens de les amener à la vie sédentaire. » Il décrit ensuite les projets “sionistes” comme « particulièrement significatifs » (son livre paraît en 1945). C’est dans cet état de solidification extrême des esprits qu’évolue “l’homme-oedipien” aveuglé par son hubris et qui n’hésite pas à recourir à la force destructrice pour imposer sa science (rationnelle ou pseudo-religieuse)1, entraînant de fait le processus de dissolution qui suit fatalement la fixation des mentalités.

   Nous considérons que le génocide en cours est un symptôme majeur de cette fin de cycle, un des derniers avant la dissolution finale. Autrement dit, ce que fait Israël impunément sous nos yeux est le chant du cygne du monde moderne (donc de l’Occident) et il convient de mesurer ce qu’une telle affirmation implique, tant au niveau philosophique que métaphysique. Cela, beaucoup d’intellectuels ne veulent pas le comprendre par lâcheté ou “conflits d’intérêt”, comme tous ces scientifiques ne pouvant se risquer à remettre en cause les politiques sanitaires désastreuses lors de la pandémie. Quant à nous, en cette période apocalyptique, notre point de vue relève avant tout de la Tradition (donc de la métaphysique authentique), ce qui explique pourquoi la grille de lecture nomadisme/sédentarité constitue le principe qui fonde notre analyse.

   Comme tous les principes d’ordre traditionnel, cette dualité primordiale reflète une réalité cosmique symbolisée, dans l’Ancien Testament, par la rivalité entre Caïn et Abel. Abel, le pasteur nomade évolue dans l’espace (domaine de l’expansion), tandis que Caïn, l’agriculteur sédentaire, évolue dans le temps (domaine de la compression), avec une antériorité ontologique de la vie nomade sur la vie sédentaire, déjà finement analysée au XIVe siècle, par le savant arabo-musulman Ibn Khaldoun. Dans ses Prolégomènes, le précurseur de la sociologie moderne dresse un portrait sans concession (car extrêmement lucide) des tribus arabes détachées de toute spiritualité, dont le nomadisme et l’esprit tribal sont propices à la recherche de la pureté raciale et la puissance destructrice. Pour Ibn Khaldoun, seule une spiritualité authentique (dans ce cas il s’agit de la tradition musulmane), en capacité de canaliser le caractère dissolvant de ce nomadisme sans Dieu, peut amener les tribus arabes à fonder un empire, donc une civilisation durable2. Il donne par là même une définition claire du “nomadisme dévié” et insiste également sur le lien entre la technique et la sédentarité (un lien absolument essentiel que nous ne manquerons pas de développer dans le cadre de notre sujet). Ainsi, les tribus nomades parvenues à un certain degré d’évolution, et dont les besoins naturels commencent à se complexifier avec le temps, tendent naturellement à la vie sédentaire, autrement dit en termes philosophiques, on passe par la force des choses du règne de la phusis à celui de la teknè.

   Toujours d’après René Guénon, la loi cosmique fait que, considérant l’antinomie entre l’espace et le nomadisme, « ceux qui vivent selon l’espace [les nomades], élément fixe et permanent, se dispersent et changent incessamment. À l’inverse, ceux qui vivent selon le temps [les sédentaires], élément changeant et destructeur, se fixent et conservent3. » D’où l’action “dissolvante” du nomadisme dans son aspect “maléfique” qui s’oppose à l’ordre cosmique... Que se passe-t-il lorsque le nomadisme dévié se fixe avec tout le déséquilibre psychique et spirituel qu’il porte en lui ? Cela donne ce que nous pouvons appeler une sédentarité parodique. Dans le cas de l’entité sioniste, la terre symbolique devient Eretz Israel, par transgression de la tradition mosaïque. En effet, depuis la destruction du second Temple, la fixation sur la terre promise n’a jamais été un objectif à concrétiser pour les Juifs en exil et un tel projet relevait de l’hérésie pour les rabbins orthodoxes, car le retour effectif à la Terre ne pouvait être provoqué par une intervention humaine mais par la rédemption du peuple juif, elle-même conditionnée par la venue du Messie4. C’est le sens profond du mot alya qui désigne l’ascension spirituelle en langue hébraïque.

   Selon l’historien Youssef Hindi, le changement de paradigme se serait opéré au XVe siècle, après l’expulsion des Juifs d’Espagne et l’apparition d’un “messianisme actif”5, favorisée par un courant kabbaliste dévié. Le but étant de hâter la rédemption des Juifs (et donc la venue du Messie) en mettant au second plan la vie contemplative et le symbolisme spirituel de la Terre promise, ce qui a contribué à ouvrir une brèche pour l’avènement du sionisme moderne. Il n’est guère étonnant que l’apparition des premiers mouvements sionistes ait suscité, dès la fin du 19e siècle, l’opposition farouche des juifs orthodoxes, dont le rabbin Isaac Breuer pour qui ce nouveau mouvement politique « est l’ennemi le plus terrible qui ait jamais existé pour le peuple juif.”6 L’entreprise sioniste telle qu’elle se déploie dans toute sa force destructrice apparaît donc comme une transgression manifeste de la Loi. Cette profanation du droit sacré entraîne une expropriation dont la violence est légitimée par une nouvelle législation d’essence parodique. Cette législation a d’abord été d’essence politique avec la tentative de créer un État-nation juif qui, depuis 1948, tire sa légitimité des lois fondamentales d’Israël, dont la dernière en date, inscrite dans la constitution sioniste en 2018, proclame officiellement Israël comme “l’État-nation du peuple juif”, avec l’hébreu comme langue officielle. Cette loi outrageusement ségrégationniste a logiquement suscité la controverse mais le plus inquiétant n’est pas le nationalisme anti-traditionnel qui mêle judaïsme et État-nation, c’est bien le judaïsme parodique d’essence messianique qui sous-tend la proclamation d’une telle loi. Avec la subversion du judaïsme originel par le sionisme nationaliste, la terre du peuple juif est passée d’une terre sainte symbolique, désignée comme un objectif d’accomplissement spirituel, à la réalite effective d’une “patrie pour peuple élu”. Cependant, du fait de ce judaïsme parodique, la Terre promise, même en tant que projet politique, garde une certaine “immatérialité”. En effet, Israël est le seul État au monde qui ne possède pas de frontières délimitées, il n’y a que des frontières symboliques qu’on peut allègrement transgresser malgré les résolutions de l’ONU (puisqu’elle n’existent pas dans le monde réel), tout en proclamant Jérusalem comme capitale éternelle et indivisible du peuple juif (par le truchement d’une nouvelle loi parodique). Ainsi, après la forclusion du judaïsme mosaïque et la profanation du droit sacré, l’entité sioniste s’octroie le droit historique de s’étendre dans l’espace symbolique de l’Eretz Israel biblique. Cette expansion destructrice et suprématiste est l’une des principales caractéristiques du nomadisme dissolvant aggravé par tous les maux de la sédentarité parodique : colonisation sauvage avec meurtres et vols de terres agricoles, “compression” toujours plus intense du territoire palestinien, développement d’une technique surpuissante au service de la force aveugle, fixation des mentalités et dogmatisme…). Avec ce processus de singularisation, l’État-nation autoproclamé juif s’affranchit définitivement de la Loi en devenant un “État-golem” fondé sur une parodie de spiritualité et maintenu en vie par l’alliance contre-nature de la science et de la force7. Ultime symptôme du caractère parodique de la singularisation parachevée par la technique qui se veut la métaphysique par excellence de notre époque. L’État-golem d’Israël est donc le miroir fidèle et tragique (pour ne pas dire fidèlement tragique) de l’Occident en pleine dissolution. Un miroir qui nous renvoie l’image inversée du mythe biblique, celle d’un Abel parodique qui tue impunément son frère en humanité…  

 

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Illustration : Le Tintoret, « La Mort d’Abel ».

1. Le personnage conceptuel de “l’homme-oedipien” a été décrit pour la première fois dans mon essai L’épreuve de vérité : que nous révèle l’après-covid ? (éditions Fiat Lux, 2022).

2. Ibn Khaldoun, Prolégomènes, Livre I, deuxième section.

3. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, René Guénon, éd. Gallimard, 1970.

4. Nous lirons les travaux de l’historien Shlomo Sand sur le sujet, notamment ses ouvrages : Comment le peuple juif fut inventé (2008) et Comment la terre d’Israël fut inventée (2012).

5. Son ouvrage Occident et Islam constitue un excellent travail sur les sources juives du sionisme moderne, malgré une incompréhension manifeste du caractère traditionnel de la Kabbale.

6. Cité dans Yakov M. Rabkin, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, 2004.

7. L’État-Golem, comme définition de l’État-nation sioniste, est un clin d’œil aux travaux d’Emmanuel Todd, en référence à son concept d’État-zombie repris dans son dernier livre La défaite de l’Occident.

 

 

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