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Alain Boton : Opération Duchamp (entretien avec Alain Santacreu)


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Alain SantacreuCher Alain Boton, nous avions projeté un entretien croisé avec Christine Sourgins mais, alors qu'elle m'avait donné son accord, celle-ci s'est soudain désistée, après avoir pris connaissance de votre réponse liminaire (à lire ci-dessous). Je reste donc votre seul interlocuteur. 

  Marcel Duchamp sera le vecteur de notre dialogue. Doit-on considérer que sa pensée a été dévoyée par l’art contemporain ? 

 

Alain Boton : Dévoyer n’est pas le mot juste. Il faut aller beaucoup plus loin. La pensée de Marcel Duchamp, telle qu’on la trouve partout aujourd’hui, que cela soit chez les adulateurs de l’art contemporain ou chez ses contempteurs, est purement et simplement une création de ces regardeurs. Le Duchamp qu’on trouve dans le récent ouvrage de Christine Sourgins, Les Mirages de l'art contemporain, appartient à Christine Sourgins. Il est d’ailleurs étrangement semblable à celui de Nicolas Bourriaud ou celui de Catherine Grenier, à ceci près que la fiction projetée sur le personnage est connotée positivement pour les uns et négativement pour les autres. En tous cas, pour tous Duchamp est un artiste et donc on peut lui prêter toutes les intentions possibles et imaginables. Comme à Jérôme Bosch ou à Dali. Or je pense avoir démontré que Duchamp est un anthropologue ayant fait une expérience sociologique dans le monde de l’art (Je renvoie au texte publié sur ce site Un éveillé au centre de la modernité ! qui expose succinctement ma théorie en préalable au débat). Cette théorie est vraie ou fausse. Soit Duchamp a agi en anthropologue ironiste et l’ensemble des objets qu’il a créés (les ready-mades et surtout le Grand verre) se lit comme un ensemble qui porte une information strictement univoque et alors tout ce qui s’est pensé jusqu’à présent sur Duchamp artiste est obsolète, soit elle est ne serait-ce qu’indémontrable, et alors elle n’a aucun intérêt. Il faudrait donc d’abord la vérifier avant de débattre mais cela demande un travail de vérification long et fastidieux que je ne veux imposer à personne. Donc faisons comme si et allons de l’avant. Par exemple, voici un propos où Duchamp livre sa pensée sur les avant-gardes, propos qui est en complète contradiction avec l’image standard du précurseur, volontaire ou non, de l’art contemporain : 

  Méfiez-vous des artistes ; les artistes sont des bêtes […] Tous les artistes depuis Courbet ont été des bêtes. Tous les artistes devraient être internés pour hypertrophie de l’ego. Courbet a été le premier à dire : « Acceptez mon art ou ne l’acceptez-pas, je suis libre ». C’était en 1860. Depuis cette date, chaque artiste a eu le sentiment qu’il devait être encore plus libre que le précédent. Les pointillistes plus libres que les impressionnistes, les cubistes encore plus libres, et les futuristes et les dadaïstes, etc. Plus libre, plus libre, plus libre – ils appellent cela la liberté. Les ivrognes sont mis en prison. Pourquoi l’ego des artistes devrait-il être autorisé à dégorger et à empoisonner l’atmosphère ? Ne sentez-vous pas cette puanteur ? [...]     (Interview à Francis Steegmuller pour la revue Show dans les années 50.)

   Ou encore, à propos des artistes, ses contemporains et amis :

  Plus je vis parmi les artistes, plus je suis convaincu qu’ils sont des imposteurs du moment qu’ils ont le moindre succès. Ceci veut dire aussi que tous les chiens autour de l’artiste sont des escrocs. Si vous voyez l’association qu’il y a entre les imposteurs et les escrocs, comment êtes-vous en mesure de conserver quelque espèce de foi (et en quoi) ? (Lettre à Katherine Dreier – 1928.)

  Il est tout à fait  clair qu’ici Duchamp reproche déjà à l’art moderne (de Courbet à Dada) ce que Christine Sourgins reproche aujourd’hui à l’art contemporain (égocentrisme effréné, course au succès facile, etc.). On comprend clairement que Duchamp n’est pas dupe du discours que le monde de l’art tient sur lui-même. Il ne croit pas un seul instant à l’innovation, à la notion de recherche picturale ni à celle de conquête de la liberté. D’autant qu’il peut très aisément constater que « la haine du métier » et « le refus de l’évaluation », que Christine Sourgins pense spécifique à l’art contemporain, ont déjà amplement fait leur œuvre au moment où il tient ce propos. Je vous laisse imaginer ce que Delacroix par exemple penserait des femmes d’Alger (version O) de Picasso ! Aurait-il le moindre critère d’évaluation pour juger de ce tableau ? Non pas. Je crois même qu’il aurait déjà grand peine à y déceler une figure. Mis à part le visage de la femme, il ne verrait rien si ce n’est cacophonie graphique. Si nous, d’aval en amont, pouvons voir la généalogie entre les femmes d’Alger de Picasso et celles de Delacroix, Delacroix, lui, d’amont en aval, ne verrait plus trace de son métier de peintre dans le tableau de Picasso. 

  Le débat amical que j’ai eu au Musée des Beaux-Arts de Lyon avec Pierre Souchaud (qui peut se joindre à nous s’il le veut, soit dit en passant) portait sur ce point. La dynamique de transgression systématique qui a fait exploser les Beaux-arts est déjà complètement en place en 1913 quand Duchamp fomente son expérience sociologique autour de son urinoir.  Elle a déjà fait disparaitre tous les critères reconnus d’une bonne peinture telle qu’on les concevait auparavant, en 1833 par exemple quand Delacroix peint ses femmes d’Alger. Tout a été subverti. La grande histoire par Courbet, le fini réaliste par Manet, le dessin par Monet, Pissarro et autres pointillistes, la nuance dans les couleurs par les fauves, la perspective par les cubistes. Les demoiselles d’Avignon de Picasso peint en 1907 montre explicitement ce fait. Ce tableau reste de la peinture et même de l’art si l’on y tient, mais sans métier ni critères. Parce que Duchamp aura compris avant tout le monde le principe sociologique de cette dynamique autodestructive, il pourra se permettre, dans une démarche très aïkido, de la pousser jusqu’à l’absurde en créant l’oxymoron un chiotte/chef d’œuvre de l’art et dévoiler ainsi cette dynamique. 

  Je pense qu’il y a une chose sur laquelle nous serions d’accord avec Christine Sourgins, c’est de poser que l’aventure qu’a été l’art moderne et contemporain est une source majeure de connaissance sur ce qu’est la modernité. L’individu qui vit dans la société moderne peut être regardé comme travailleur, citoyen, consommateur, certes, mais c’est la figure de l’artiste façonné par le monde de l’art qui en est véritablement le modèle, qui lui donne son leitmotiv : la singularité. La modernité est la première société dans l’histoire de l’humanité à ne pas être arc-boutée contre le désir de ses membres d’être des individus singuliers (des sociétés primitives étudiées par l’ethnologue qui soumettent toutes l’individu au collectif jusqu’au christianisme tel qu’il était avant son explosion en vol lorsque ces braves chrétiens se sont entretués au nom du dieu d’amour). Elle est au contraire basée sur ce désir. On remarquera d’ailleurs que la question du jugement de goût que traite la philosophie esthétique apparaît justement à ce moment. Ce n’est pas un hasard. C’est principalement par le jugement de goût qu’on se dessine une identité singulière. On peut le voir distinctement aujourd’hui, tous les objets utilitaires sont relookés par des designers pour provoquer ce jugement de goût par lequel chacun peut customiser son profil (habillement, décoration d’intérieur…etc.). (Je conseille vivement la lecture de l’ouvrage de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy L’Esthétisation du monde : vivre à l'âge du capitalisme artiste). Ainsi il est hors de doute que l’art moderne a été le creuset dans lequel s’est façonnée la valeur centrale de la modernité, la singularité. Aussi est-il très dommageable d’instaurer une coupure factice entre art moderne et art contemporain plutôt que de voir la continuité du processus sociologique qui court de Courbet/Manet à nos jours. C’est réinstaurer l’éternelle césure Nous/Eux (nous qui avons les vraies valeurs, eux qui ont des valeurs factices). C’est s’octroyer à peu de frais la position du juste, celui qui s’indigne et dénonce (l’État culturel, les riches, les snobs, en somme les cons, c’est-à-dire les "autres" bien évidemment). Ce faisant, tout ce qui est très agréable dans cette modernité basée sur le désir d’être, la possibilité de développer ses propres valeurs notamment, est à mettre au crédit du « Nous », et tout ce qui est néfaste comme le snobisme ou la compétition toujours latente sur le compte du "Eux". Au contraire, l’art moderne sans solution de continuité tel que l’expérience de Duchamp nous permet de le voir donne la clé du désir d’être qui façonne la modernité : son ambivalence. 

  Le désir d’être est agonistique et mimétique par définition, comme le pense très justement René Girard. Ceci est très visible dans l’univers artistique. À l’aube de l’art moderne, Diderot, le père de la critique d’art, remerciait les Salons de son époque pour la saine émulation qu’ils entretenaient chez les artistes. Même l’art chrétien pourtant destiné à souder la communauté autour de ses valeurs toujours en opposition à l’Agôn était traversé par le désir et générait de la compétition.  Il est ainsi bien connu que Rome, Venise, Florence, Sienne… rivalisaient pour être la cité la plus influente en attirant les artistes de leurs temps. Sans parler de la rivalité entre les ordres ou celle entre de pieux commanditaires. Aujourd’hui c’est Pinault, Arnauld, les nouveaux riches chinois et russes qui se tirent la bourre, il n’y a donc rien de nouveau de ce point de vue. L’ostentation au sens de Thorstein Veblen réapparaît toujours. Peu importe les valeurs portées par les œuvres, les regardeurs finissent toujours par s’en emparer pour savoir qui a la plus grosse. 

 En second lieu, le désir d’être est jouissif mais conflictuel donc potentiellement dangereux. En effet son caractère agonistique crée obligatoirement une rivalité et donc des conflits. Ainsi Christine Sourgins est très heureuse d’être Christine Sourgins (et elle a bien raison, il est jouissif d’être soi) mais par cela-même, dans son livre, elle défend, elle attaque, elle condamne, elle résiste, elle soutient, elle pare, elle riposte... En somme elle est en lutte. Même si cette lutte est aujourd’hui très policée, elle se bat, et par son juste combat elle devient… Christine Sourgins. Nous sommes bien dans le monde de l’art et ses éternelles controverses à fleuret moucheté qui n’ont d’autres fonctions que de permettre de devenir… quelqu’un de singulier sans mettre le monde à feu et à sang. Comme le sport et la pop music, autres grandes inventions culturelles du XXsiècle pourvoyeuses de virulentes controverses gratuites, le monde de l’art permet une lutte identitaire  "euphémisée" au sens de Norbert Elias. Ce constat ne mène à aucun relativisme. Toutes les valeurs ne se valent pas. Pour autant, elles fonctionnent toutes de la même façon. L’art moderne sert à se disputer et ainsi à trouver sa place. C’est pour ça qu’on l’aime.

  Et dernier point, le désir est à la fois créatif et hallucinogène. Ainsi le désir d’être non-conformiste des regardeurs du XXe siècle a fait des Femmes d’Alger de Picasso un chef d’œuvre absolu (valeur record de 179,36 millions de dollars). On peut dire qu’il booste la créativité. Mais c’est dans la même foulée et pour les mêmes motifs qu’il en a fait de même avec un chiotte. Ce qui rend très visible le côté délirant du phénomène. Merci Duchamp. D’ailleurs pour moi qui vois dans le Grand Collisionneur de Hadrons (LHC) du CERN à Genève la plus extraordinaire création de l’esprit humain, le tableau de Picasso, en tant qu’œuvre d’art reconnue, c’est-à-dire en tant que résultat d’un processus sociologique basé sur le désir de distinction de milliers de regardeurs, n’est ni plus ni moins une création collective hallucinée et performative que Fontaine 1917 de Duchamp exposée aujourd’hui au MOMA. Laissons l’Ecclésiaste conclure : 

  « Je vois, moi, que tout le travail tout le succès d’une œuvre, c’est jalousie des uns envers les autres : cela aussi est vanité et poursuite de vent. » Ecclésiaste 4.4 

  Voilà. Je pense que l’art moderne est un sujet essentiel pour comprendre le monde d’aujourd’hui…  à condition d’en sortir pour le voir fonctionner. Comme nous y invite Duchamp et son expérience. Même si je rigole bien à lire les perles de grandiloquente bêtise récoltées par Nicole Esterolle, le débat interne qui passionne ceux qui n’ont pas fait le deuil de la notion de Beaux-Arts, dans ses versions classique, romantique ou critique, ne m’intéresse pas le moins du monde. De tout temps et en tout lieu sur la planète, des arts naissent, vivent, agonisent longuement, meurent et sont remplacés par d’autres et partout ils jouent le même rôle ; se façonner une fiction identitaire distinctive (singulière ou collective). De la grotte de Blombos où l’on a trouvé des traces d’ocre utilisé par des êtres humains il y a 75 000 ans, jusqu’à la saison 3 de True detective qui sortira bientôt (enfin, j’espère), les arts servent à se distinguer. Même si parfois, très rarement, des artistes en font une mystique. Nous aurons sans doute l’occasion d’en reparler. 

 

Alain Santacreu : Vous dites que tous les regardeurs se rejoignent en faisant de Duchamp un artiste. Mais il y a quand même une différence de point de vue entre thuriféraires et contempteurs de l’art duchampien. Pour les premiers, Duchamp est un artiste qui fait de l’art, pour les seconds, un artiste qui ne fait pas de l’art. La vraie question n’a-t-elle pas été posée par Duchamp himself : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ? »

 

Alain Boton : Telle que la question est formulée, avec l’indéfini "on", la réponse est simple et évidente. Darwin et Pasteur ont fait œuvre scientifique, et non pas d’art. Idem pour Mandela, son œuvre est politique, réussir à faire tomber l’apartheid sans un bain de sang. De même qu’Henri Dunant, créateur de la Croix-Rouge. L’œuvre de Blaise Pascal non plus n’est pas d’art. Etc. Sans doute qu’en posant cette question Duchamp veut attirer notre attention sur cette possibilité : que son œuvre soit de ce ordre, œuvre d’anthropologue et non d’artiste.

  C’est uniquement parce qu'on prête à Duchamp l’égocentrisme caractéristique de l’artiste et du monde de l’art qu’on modifie la question sans même s’en apercevoir pour la lire ainsi : l’artiste peut-il faire une œuvre qui ne soit pas d’art ? La transformant ainsi en paradoxe propre à ouvrir ce type de débat sans fin dont ce milieu raffole. 

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jeudi, 24 janvier 2019 | Lien permanent | Commentaires (2)

”Les Mirages de l'Art contemporain” de Christine Sourgins

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Les Mirages de l’Art contemporain 

suivi de Brève histoire de l’Art financier

La Table Ronde, 2018, 320 p.

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L'AC ou l'affliction de l'indistinction

Alain Santacreu

 

  Ce livre de Christine Sourgins, paru dans sa première version en 2005, reste une référence pour tous les contempteurs de l’art contemporain. Sa réédition1, enrichie d’un épilogue essentiel, « Brève histoire de l’Art financier », s’imposait car c’est l’un des ouvrages critiques les plus brillants que l’on puisse lire sur l’art conceptuel. L’auteur y expose avec érudition, subtilité et ironie ce phénomène politico-culturel qu’elle dénonce avec justesse comme une imposture totalitaire de type orwellien.

 L’usage du terme "art contemporain" est équivoque. Ce vocable ne représente pas tout l’art vivant, même s’il voudrait s’en arroger l’autorité. C’est pourquoi Christine Sourgins propose l’acronyme  "AC" pour "art contemporain", afin de ne pas confondre l’idéologie de l’esthétisme officiel dominant, fondée sur le relativisme absolu et la transgression permanente, avec d’autres pratiques de l’art d’aujourd’hui.

  L’AC se réclame de la rupture opérée au début du XXe siècle par Marcel Duchamp et le mouvement Dada. Son parti pris conceptualiste l’amène à s’interdire tout recours à la technique artistique classique et à rejeter toute forme de création par transformation positive de la matière. Ce courant restera minoritaire jusqu’au début des années 60 où il va peu à peu s’imposer. À partir des années 80, l’art contemporain est déjà triomphant sur la scène internationale. 

  En France, avec l’AC, l’art est devenu une fonction régalienne de l’État. L’ouvrage de Christine Sourgins dévoile la mise en réseau bureaucratique de cet art institutionalisé. L’État culturel est un État policier de la pensée, avec ses commissaires et ses inspecteurs qui consacrent et imposent les artistes à l’opinion publique.

  Christine Sourgins s’attache à démystifier la fonction politico-religieuse de l’AC qui se prétend à la fois art citoyen et art sacré, essayant de s’insinuer dans l’espace vide créé par l’effondrement des idéologies et des religions. Elle relève avec perspicacité le parallélisme entre l’art contemporain et le mouvement du New-Age. Tout se passe comme si l’AC était l’expression d’un néo-spiritualisme dissolvant, d’une "seconde religiosité" parodique, pour reprendre l’expression d’Oswald Spengler. La perversité revendiquée de certaines productions de l’AC, leur propension à la scatologie et à la nécrophilie sont les signes obvies d’une spiritualité à rebours.

  La tonicité et la vigueur du style, souvent caustique, du livre de Christine Sourgins pourrait le faire passer pour un pamphlet démystificateur mais il est bien plus : un irremplaçable ouvrage d’histoire sur l’art contemporain, très structuré et didactique, reposant sur un remarquable appareil critique et documentaire. Une lecture indispensable et roborative. 

  Toutefois, au-delà de ma considération pour l’auteur, je souhaiterais nuancer son interprétation sur le rôle joué par Marcel Duchamp. En effet, Christine Sourgins considère que le "schisme duchampien" a entraîné la négation de l’art et qu’ainsi Duchamp serait la cause efficiente de l’avènement de l’AC. En accréditant un héritage revendiqué par les acteurs de l’AC, cette analyse risque de faire le jeu de l’imposture qu’elle entend réfuter.

  Sur Duchamp, je souscris à la thèse récente d’Alain Boton qui, dans son livre Marcel Duchamp par lui-même (ou presque)2, a totalement bouleversé la critique duchampienne. Il révèle que Marcel Duchamp a sans doute plus œuvré en anthropologue qu’en artiste. Tout son travail est une démonstration de ce qu'il nomme la "Loi de la pesanteur" que l’on pourrait énoncer ainsi : « Pour qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé ostensiblement par une large majorité de telle sorte qu’une minorité agissante trouve avantage en termes d’amour-propre à le réhabiliter.»  Cependant, dans le nouveau paradigme instauré par l’AC, cette loi a été annihilée par une nouvelle loi du silence institutionnel et médiatique, stratégie parfaitement analysée par Christine Sourgins. C’est pourquoi, si la démonstration duchampienne fonctionnait pour l’art moderne, elle ne peut plus s’appliquer à l’AC.

  Pour Alain Boton, Duchamp a procédé à une dramatisation expérimentale de la reconnaissance officielle des chefs-d'œuvre de l'art moderne. Le travail de Duchamp est un dévoilement crypté des forces psycho-sociologiques qui fondent le statut de l’œuvre d’art moderne. Mais avec l’AC, cela ne se passe pas selon le moteur de la "Loi de la pesanteur" : il est impossible de se distinguer en s’opposant car il n’y a pas d’objet artistique qu’une minorité agissante chercherait à réhabiliter pour se distinguer culturellement. Le discours officiel établit d’emblée les critères incontestables que tout individu doit gober s’il veut exister.

  Ainsi, réduire l’acte duchampien à un énoncé performatif qui ferait d’un urinoir un objet d’art, c’est transférer indûment sur Duchamp le processus d’énonciation qu’il dénonce.  Il y a une différence de nature entre la rupture duchampienne et celle de ses épigones. Les acteurs de l’AC n’ont pas seulement trahi l’œuvre de Marcel Duchamp, comme le reconnaît Christine Sourgins, ils en ont littéralement inverti le sens mystique – Duchamp est un "mystique athée", d’après Alain Boton. 

  Cette inversion se vérifie dans l’utilisation par l’AC d’un nominalisme immanentiste qui se situe à l’opposé du "nominalisme transcendant" des Pères de l’Église que Marcel Duchamp aurait intuitivement retrouvé. En effet, il s’agit de rétablir cette vérité que les "universaux platoniciens » – les idées archétypes – repris par la théologie augustinienne furent rejetés comme inventions philosophiques par les Pères3.  La théologie patristique, comme le montre Denys l’Aréopagite, considère qu’il n’y pas d’universaux incréés dont toutes les créatures seraient les copies, parce qu’il n’existe absolument aucune analogie entre le créé et l’incréé. Ce n’est que par la "grâce" – ou « l’inframince" chez Marcel Duchamp – qu’une relation s’établit entre le créé et le non créé. Plus qu’une trahison, le discours de l’AC est donc une usurpation sémantique de l’expérience duchampienne.

  Ces quelques considérations, qu’il faudrait évidemment développer, donnent à penser qu’il pourrait s’avérer judicieux pour la critique dissidente de l’art contemporain d’enregistrer dans son analyse l’interprétation proposée par Alain Boton. 

 Ceux qui avaient déjà lu la première édition de ce livre apprécieront pleinement l’ajout de l’important églogue sur la transmutation de l’AC en Art financier. Cette alchimie du Verbe inversé était prévisible et annoncée, au mitan du XXe siècle, par l’arraisonnement anglo-saxon du marché de l’art, même s’il nous a fallu attendre le début du XXIe siècle pour percevoir clairement la relation entre l’AC et le système financier. Pour le pragmatisme relativiste américain, le marché seul décide de la valeur, le problème de la valeur intrinsèque de l’ œuvre ne se pose plus  : l’AC est l’avènement de l’art du marché. 

  En économie, on appelle valeur faciale le prix que la convention donne à un objet. L’ œuvre d’art contemporain ne possède plus que la valeur faciale fixée par le pouvoir politico-culturel, tout regard sur l’oeuvre artistique est devenu unidimensionnel, figé par la spéculation financière : l’AC ou l'affliction de l’indistinction.

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1. Christine Sourgins, Les Mirages de l’Art contemporain suivi de Brève histoire de l’Art financier, La Table Ronde, 2018, 320 p.

 

2. Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), FAGE, 2013, 264 p. À lire sur ce site : un texte d'Alain Boton.

 

3. Sur la déviation augustinienne de la théologie des Pères, voir Théologie empirique de Jean Romanidès, L’Harmattan, 2015, 344 p.

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mardi, 26 juin 2018 | Lien permanent

REVUE CONTRELITTÉRATURE : LE RETOURNEMENT !

 

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Contrelittérature n°1

114 pages

Mai 2019 - 8,50 €

 

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  Ce numéro refonde la revue Contrelittérature dont 21 numéros étaient parus de 1999 à 2008. Cette nouvelle série se présente sous la forme d'une revue-livre à parution semestrielle.

  Le titre générique de ce premier numéro, "Hérésiarques & Cie", définit le nouveau projet éditorial de la revue. Citant le recueil de Guillaume Apollinaire, L'hérésiarque & Cie, cet intitulé exprime sa volonté de s’attacher à la critique radicale des formes de pensée dogmatique et de toutes les axiomatiques de la domination dans les domaines religieux, artistique, philosophique et politique.

  Un grand mouvement de liberté spirituelle a été anéanti en France à l’approche de la fin du Moyen Âge, alors qu’il ouvrait un nouvel horizon de conscience pour situer les forces à l’œuvre dans ce monde. Si cette lucidité avait été présente dans la culture de l’Europe, alors qu’elle développait une technoscience sans conscience, nous n’aurions pas consenti à tous ces régimes totalitaires et à leurs cortèges d’atrocités. Nous n’aurions pas sacrifié le climat de la planète et sa démographie de façon irrémédiable. Cet anéantissement d’un bourgeon spirituel si vigoureux aura été une des plus  grandes catastrophes de l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, l’évocation du catharisme et de la civilisation occitanienne est l'acte de résistance qui nous permet d'exalter les aspirations des hommes libres encore vivants sur les bûchers.

  Les paysans du Midi appellent "talvera" cette partie du champ cultivé qui reste toujours vierge car c'est l'espace où tourne la charrue, à l'extrémité de chaque raie labourée, espace du renversement perpétuel du sens, de sa reprise infinie, de son éternel retournement. Avec ce numéro qui ouvre une nouvelle série, la revue Contrelittérature procède à son propre retournement sur l'espace de la talvera.  

 

 

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SOMMAIRE  

 

 

 Le Contr’Un littéraire.................................................................Alain Santacreu  

 Dualité radicale de cet univers.......................................................José Dupré

 Poètes sur la talvera.....................................................................N. Raffi/M. Marmin/S. Fabre-Coursac

 Cioran, dans les cendres du dernier cathare...................................Roland Poupin

 Albert Vidal : regarder la vie avec les yeux de la mort..................Maryse Badiou

 Lupasco : Interférences électives.....................................................Basarab Nicolescu

 Jean Parvulesco et le cinéma .........................................................Michel Marmin (entretien)

 La ligne du devenir dans le cercle de l’être.....................................Jean-Michel Wizenne

 George Catlin, medicine painter...................................................Paul Sunderland

 Duchamp : un éveillé au centre de la modernité !...........................Alain Boton

 Chemins d’hérésie (portfolio photographique).................................Richard Pigelet

                                             

 

                           La revue Contrelittérature est disponible

 

Par Paypal (en haut, colonne de droite).

 

                                                   en s'adressant à l'éditeur :

                                            (chèques et commandes libraires)

                                                        Contrelittérature

                                                      L'Ancien Presbytère

                                                        28170 Saint Ange

Chèque à l'ordre de "Contrelittérature".

 

 

             

 

 

 

 

 

 

 

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vendredi, 26 juillet 2019 | Lien permanent | Commentaires (2)

Marcel Duchamp

Un éveillé au centre de la modernité !

par Alain Boton  

 

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Éditions Farge, 2013, 264 p. 

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   Le livre d’Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), paru il y a trois ans, a totalement bouleversé la critique duchampienne. L’auteur y décrypte le langage inventé par Duchamp pour formuler de façon codée sa théorie du processus créatif. Ce texte, écrit par Alain Boton pour Contrelittérature, pointe l'enjeu spirituel et anthropologique mis en oeuvre par le projet inouï de Marcel Duchamp.

 

   Qu’aurait fait Jésus s’il était revenu au XX° siècle ? Sans doute aurait-il joué son propre rôle dans la comédie musicale Jésus-Christ superstar afin de donner un supplément d’âme au relookage de son message un rien empoussiéré ! Pourquoi pas ? La question n’étant pas sérieuse, la réponse n’a pas à l’être non plus. Par contre se demander quelle forme aurait pu prendre l’action d’un sage dans le XX° siècle occidental n’est pas si gratuit qu’il n’y paraît. En effet il n’est pas vain de réfléchir à ce qu’aurait pu nous apporter durant le siècle de la démesure un grand spirituel ayant acquis cette extraordinaire lucidité sur la condition humaine qui caractérise ceux qui ont vécu une ou, le plus souvent, plusieurs expériences extatiques profondes. Bergson dans son essai Les deux sources de la morale et de la religion fait une grande place dans la genèse et dans l’évolution de nos conceptions du monde aux mystiques et aux saints du passé. Il est clair pour lui qu’ils nous ont instruits. Alors au XX° siècle, qu’aurait eu à transmettre un « éveillé »? Où, dans quel milieu, aurait-il tenté d’agir ? Comment s’y serait-il pris ? Discours ? Prêche religieuse ? Exemplarité ? Aurait-il été seulement possible d’entendre la voix d’une telle personne dans la cacophonie des batailles idéologiques ? Pense-t-on que les modernes l’auraient aisément écouté ? Qu’aurait-il fait pour dissoudre notre carapace de certitudes ?
   Aurait-il prononcé des centaines de conférences de par le monde, écrit des milliers de pages afin de nous faire comprendre que le langage n’est d’aucune utilité pour « voir » la réalité, comme l’a fait Jiddu Krishnamurti en assumant clairement ce paradoxe ? Pas sûr. Il n’est besoin d’aucun discernement particulier pour se rendre compte que les livres de Krishnamurti sont maintenant devenus des produits culturels difficilement différenciables d’autres produits pourtant ouvertement conçus afin de flatter le lecteur dans sa recherche d’un mieux-vivre confortable et ainsi rapporter à son auteur gloire et richesse. Inutile de citer des noms, c’est par dizaine que les gurus, pas obligatoirement californiens, se disputent cette niche économiquement très rentable.
   Aurait-il eu l’intelligence et l’humilité du sage taoïste qui sait que l’on n’instruit le peuple qu’en s’y fondant ? Il aurait alors pu écrire des chansons populaires qui s’infiltrent et agissent dans les cœurs de quelques générations ? Pourquoi pas, c’est ce qu’a fait Georges Brassens et cela a plutôt bien fonctionné. Qui n’a pas fait siennes les leçons de vie simples et essentielles de L’auvergnat, de La mauvaise réputation ou de Mourir pour des idées, pour ne citer que ces trois-là ?
   Aurait-il simplement veillé l’humanité souffrante, persuadé que rien ne peut changer son sort ? Comme l’a fait Armand Robin qui passait ses nuits à écouter dans toutes les langues les radios soviétiques faire leur travail d’anéantissement de l’esprit jusque dans ses moindres traces. Bataillant tout de même, comme un shaman dans la nuit noire, seul contre l’hydre monstrueuse, afin de sauver de l’oubli quelques poètes ici et là.
   Ce serait-il mêlé à l’histoire comme la mystique chrétienne Simone Weil partant rejoindre les brigades internationales durant la guerre d’Espagne ou bien au contraire aurait-il mis toutes ses forces, comme mère Teresa ou les french doctors, à soulager les gens, tant que faire se peut, des violences que déclenchent les batailles identitaires toujours renouvelées depuis la nuit des temps ?
   Aurait-il pensé que, la catastrophe écologique étant imminente, l’urgence serait de donner aux divers mouvements ayant pris conscience de la gravité de la situation une intelligence de ce qu’est la modernité qui viendrait remplacer les vieilles grilles de lecture religieuses obsolètes comme le millénarisme marxiste ou le christianisme soft d’un Ivan Illitch ou d’un Jacques Ellul ? 
   Aurait-il misé sur l’université, garante des savoirs, pour nous enseigner quelques principes de base ? Rien n’est moins sûr, tant elle prime une virtuosité conceptuelle et rhétorique antinomique à toute sagesse. À moins d’être sûr de vivre deux fois cent-vingt ans, on voit mal un éveillé se lancer dans la carrière universitaire pour former des élèves qui formeront des élèves qui formeront des élèves qui finiront par se noyer dans un flot de palabres et d’invectives feutrées.
   Bien entendu, si je pose cette question et, on l’aura compris, doute de l’efficacité de toutes réponses imaginables, celles ci-dessus mais bien d’autres encore, c’est qu’il me semble clair que si cette personne possède véritablement une lucidité inconcevable pour le commun des mortels, elle aurait agi bien évidemment d’une façon qui nous paraîtrait encore aujourd’hui inconcevable. Et tel a bien été le cas. Marcel Duchamp a bien agi ainsi.
   Marcel Duchamp, en effet !
 Celui-là même qu’on prend aujourd’hui pour un artiste dada, provocateur plus ou moins libertaire. Celui qu’on définit soit comme un manipulateur cynique, soit comme un génie créatif qu’il est bon de savoir apprécier, selon la position qu’on a adoptée par rapport à l’art contemporain. En quoi ce type élégant, charmeur, fumant le cigare et raffolant des pieds de porc vinaigrette et des jeux de mots stupides peut-il être un éveillé ?
  Il faudrait un renversement vraiment radical pour en faire un bouddha du XX° siècle.
  En effet.
  Mais il existe depuis toujours un type de renversement de perspective simple et connu de tous, il se nomme l’ironie. Plutôt que de dire le vrai que nous ne supporterions pas d’entendre, l’ironiste va prêcher le faux à outrance jusqu’à ce qu’il nous apparaisse explicitement comme faux et qu’ainsi nous puissions a contrario percevoir de nous-mêmes ce que pourrait être le vrai. Ainsi quand ceux qui ont abondé dans le sens du discours que l’ironiste a exprimé, mais qu’il ne pense pas, s’aperçoivent que ses propos mènent à des absurdités caricaturales, ils comprennent qu’ils se sont fait piéger. Dès lors, au dévoilement des intentions véritables de l’ironiste, tout se renverse. Les premiers deviennent les derniers et il y a des grincements de dents. Le sage ironiste, plutôt que de tenter de nous enseigner ce qu’est la sagesse, comme ont tenté de le faire les grands spirituels depuis des siècles avec le peu de succès que l’on sait, enseigne ce qu’elle n’est pas et ce qui empêche définitivement d’y accéder, la vanité. L’ironie est la méthode que déjà Socrate employait dans ses dialogues, c’est celle qu’utilisa Duchamp pour nous montrer sur quelles motivations repose l’art moderne et contemporain, afin de nous faire comprendre enfin ce qu’est le jugement de goût sur lequel les philosophes se cassent les dents depuis Baumgarten.
   Mais entrons immédiatement dans l’Histoire, que vous puissiez saisir que l’œuvre de Duchamp a été à la fois tangible et efficace et dans le même temps restera longuement inacceptable tant elle vexera absolument tout le monde. En effet, peut-on croire qu’un homme qui aurait cette lucidité exceptionnelle sur les motivations de l’homo sapiens endimanché qu’est le moderne aurait à nous faire parvenir un message flatteur sur nous-mêmes ? Il n’y a qu’à regarder l’état de violence institutionnel du monde pour savoir que son propos ne peut être qu’extrêmement déplaisant à entendre. Alors laissez-moi vous raconter de manière très résumée ce à quoi Duchamp a consacré sa vie.
   En 1913, il découvre ou croit découvrir dans l’art moderne tel qu’il s’est développé depuis le milieu du 19° siècle une constante. Une constante qui lui semble si déterminante pour ne pas dire si déterministe qu’il la nommera la loi de la pesanteur. Cette loi peut être résumée ainsi : Pour qu’un objet d’artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé par une majorité, en général scandalisée, de telle sorte qu’une minorité agissante trouve un gain, en termes d’amour-propre, à se différentier d’elle en réhabilitant et l’artiste et son objet.
   Cette pesanteur a le même sens pour Duchamp que pour la mystique chrétienne Simone Weil, c’est notre vanité, notre indispensable amour-propre. Alors, plutôt que d’instruire ses contemporains de sa découverte - Il sait que personne ne voudra l’entendre - il décide de mettre cette loi à l’épreuve de l’expérience au plus près de la méthode scientifique expérimentale. Il se dit que si cette loi est bien aussi déterministe qu’il le pense, n’importe quel objet, même le plus inadéquat a priori comme un urinoir, peut devenir un chef-d’œuvre de l’art. S’il débute sa carrière par un refus ostensible archivé dans l’histoire de l’art, obligatoirement, à un moment ou à un autre il y aura une minorité pour réhabiliter cet objet d’artiste.
   Et pour bien montrer qu’il se lance avec Fontaine dans une expérience quasi scientifique et non dans une simple provocation, il décide d’élaborer un protocole d’expérience, qui aura la forme standard de tout protocole : étant donnés ceci et cela, si je fais ci et ça, il devrait se passer ça. Mais pour autant son protocole doit rester secret pour ne pas fausser l’expérience, pour ne pas influer sur le comportement des amateurs d’art qu’il est en train de transformer en cobayes. En même temps son protocole se doit d’être lisible à la fin de l’expérience, c’est-à-dire une fois l’urinoir devenu chef-d’œuvre de l’art. Pour concilier ces deux paramètres, cacher à ses contemporains et dévoiler aux générations futures, il créera La mariée mis à nu par ses célibataires, même qu’on nomme aussi le Grand Verre. Ce tableau, associé aux notes qui le décrivent, plus d’une centaine de pages, est le schéma fonctionnel du monde de l’art, il décrit assez précisément par quels mécanismes psychologiques et sociologiques un vulgaire chiotte va accéder au statut de chef-d’œuvre du XX° siècle. Et, pour rester imperceptible à ses contemporains cette description, bien que très précise, est cryptée, ainsi que l’ensemble de tous les objets, notes et interventions de Duchamp dans le monde de l’art qui forment une sorte d’immense rébus se rapportant à sa mystification. On peut dire que finalement il n’y a qu’une seule œuvre de Marcel Duchamp, et elle n’est pas d’art puisque c’est cette expérience sociologique grandeur nature. Et puisque cette expérience est ironique, ceux qui se croyaient observateurs privilégiés en position de surplomb par rapport à la modernité et son art, les critiques savants et les amateurs d’art qui ont suivi Duchamp et ont fait d’un urinoir un chef-d’œuvre, se retrouvent finalement au centre de l’amphithéâtre, observés comme des petits rats de laboratoire. Ils pensaient faire montre d’une intelligence exemplaire et enviable, Duchamp nous fait toucher du doigt, à travers eux, le pouvoir hallucinogène de la vanité.
   Je vois, moi, que tout le travail tout le succès d’une œuvre, c’est jalousie des uns envers les autres : cela aussi est vanité et poursuite de vent (L’Ecclésiaste).
   Il suffit pour saisir la dimension spirituelle du personnage sans même avoir pris connaissance de son propre témoignage – ce qui serait bien trop long ici – de noter premièrement que Duchamp est un môme de 26 ans n’ayant pas lu trente livres quand il découvre le processus, encore subtil à l’époque, refusé par les uns/réhabilité par les autres, qui est le moteur sociologique de l’art moderne, alors qu’aucun des plus grands intellectuels du siècle n’a été capable de le déceler, alors même qu’il devenait de plus en plus explicite au fil du temps, jusqu’à sauter aux yeux depuis que la provocation systématique du scandale est enseignée ouvertement aux Beaux-arts; et, deuxièmement, que cet homme va se tenir à un secret absolu durant toute sa vie, se laissant encenser par ses propres amis et tous ceux qui l’entourent pour une œuvre d’art qui n’existe pas, pour un talent qu’il méprise, pour une pensée qui n’est pas la sienne, sans jamais opposer le moindre démenti.
   Mais, me direz-vous, ce processus refus/réhabilitation ne concerne que les happy few qui aujourd’hui encore se pâment devant le génie d’un Jeff Koon ou d’un Maurizio Cattelan, on ne voit pas en quoi le comportement de cette minorité que Duchamp a épinglée serait propre à nous éclairer sur le comportement de l’Homme dans sa dimension universelle. Réagir ainsi c’est se focaliser sur la paille dans l’œil du voisin.
  Duchamp utilise l'expression de renvoi miroirique pour qualifier la position des regardeurs face à l’objet d’artiste, qu’il soit un urinoir ou un tableau de Monet, afin d’exprimer le fait que ces regardeurs projettent d'abord sur l’œuvre des qualités qui leur semblent valorisantes (liberté, singularité, innovation…) pour propulser grâce à leurs discours l’objet d’artiste vers la postérité et qu'ainsi, à terme, une fois l’objet consacré en chef-d’œuvre de l’art par toute une époque grâce à ce discours performatif, l’œuvre leur renvoie une image d’eux-mêmes où toutes ces valeurs qu’ils y avaient eux-mêmes déposées auparavant sont maintenant reconnues et célébrées. Le fait qu’un urinoir, objet explicitement vide de toutes qualités esthétiques communément admises, devienne de manière prévisible une œuvre d’art d’importance prouve que l’objet créé par l’artiste ne sert que de support à ce jeu de projection/réflexion par lequel les regardeurs se « distinguent » entre eux et se façonnent une identité singulière. Ainsi toutes les œuvres de l’art forment un ensemble qui fonctionne comme un immense kaléidoscope de miroirs que le regardeur manipule à sa guise afin de customiser l’image qu’il a de lui-même. Duchamp montre ainsi le rôle du jugement de goût et de l’expérience esthétique : se sentir exister, prendre plaisir à se dessiner, à se pomponner l’identité. Attention, Duchamp est un grand spirituel et non pas un curé ou un idéologue qui juge de ce qui est à l’aune de ce qui devrait être, ne voyant dans la réalité que ce qui lui fait défaut pour coller à son idéal religieusement préétabli. Il nous montre que tous les jugements de goût fonctionnent en renvoi miroirique, quel que soit le regardeur et quel que soit l’objet regardé. Exit l’opposition factice entre authenticité et snobisme. Nous avons affaire à une donnée anthropologique. Vexante, difficile voire impossible à assimiler mais prouvée par l’expérience. Même si cette expérience probante est très localisée, puisqu’elle met en cause le moderne occidental pour une attitude que beaucoup qualifient jusqu’à présent de snobisme pour accentuer son aspect outrancier et ainsi s’en dédouaner, elle démontre la fonction identitaire agonistique et mimétique du jugement de goût qui vaut pour tous les jugements de goût, de celui qu’on décèle à l’origine de la progression de l’industrie lithique des hominiens vers une perfection géométrique belle et inutile, jusqu’à celui qu’on porte aujourd’hui sur le design d’une voiture, d’un meuble ou d’un vêtement.
   En effet, il faut élargir le champ d’application de la découverte de Duchamp et comprendre que cet effet de miroir magique qui définit le jugement de goût fonctionne avec tous les objets culturels. Cela va des tableaux de Courbet et Manet jusqu’à mon jean 501 et mon canapé Ikea. Ce processus onanique comme dit Duchamp est la clé de compréhension de ce que Debord nommait la société du spectacle et qu’il vaut mieux nommer modernité tout simplement. Marx pensait trouver le secret du mana de la marchandise dans son processus de production, Duchamp montre par son expérience sociologique que c’est dans cet effet de miroir magique, humainement inévitable et authentiquement jouissif, qu’il se loge. Ce qui rend compte de l’esthétisation du monde par le capitalisme artiste, comme dit Gilles Lipovetsky, dont la logique

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mardi, 29 novembre 2016 | Lien permanent

Vers une théologie de l'art : mystiques chrétienne et néoplatonicienne.

 

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L’hypothèse Grabar

Alain Santacreu

  __________________

 

    à Alain Boton

  

  André Grabar, dans un article important1, fait remonter « les origines de l’esthétique médiévale » à Plotin qui, rompant avec la vision classique de l’Antiquité, n’aurait plus conçu l’image comme mimesis mais comme une expérience métaphysique, un moyen de créer ce contact ineffable avec le Nούς qu’elle est censée refléter2 

 Que devrait être une œuvre d’art, selon Plotin ? Un passage de la quatrième ennéade3 en donne un aperçu synthétique : « Les anciens sages qui ont voulu se rendre les dieux présents en construisant des temples et des statues me paraissent avoir bien vu la nature de l’univers ; ils ont compris qu’il est toujours facile d’attirer l’âme universelle, mais qu’il est particulièrement aisé de la retenir, en construisant un objet disposé à subir son influence et à en recevoir la participation. Or, la représentation imagée d’une chose est toujours disposée à subir l’influence de son modèle, elle est comme un miroir capable d’en saisir l’apparence. »4 

  L’image, miroir de la chose représentée, participe de son modèle, en vertu du principe stoïcien de la sympathie universelle. Toute chose est dotée d’une âme et l’univers entier est animé. Pour Plotin, le principe supérieur, le Νούς – l’Intelligence ou l’Esprit  – réalise l’union de toutes les réalités intelligibles ; et le phénomène de la sympathie, qui unit les différentes parties du monde sensible, est une image affaiblie de cette union parfaite. Ce reflet du Νούς est la seule chose réelle que l’on trouve dans le monde visible, tout le reste n’est que matière pure, c’est-à-dire néant. 

 On remarquera que l’image néoplatonicienne a une fonction théurgique qui lui permet d’ « attirer » et de « retenir » l’âme universelle, sous l’aspect de divinités statuaires conçues comme des émanations de celle-ci. Cette captation spirituelle des dieux assimile la théurgie néoplatonicienne à une technique de possession adorciste. André Grabar n’a pas relevé cette donnée. Il affirme que l’art byzantin, entre le IVe et XVe siècle, provient d’une vision néoplatonicienne qui « a probablement contribué à concentrer le programme iconographique byzantin sur les sujets théophaniques, aussi utiles qu’admirables, et d’en exclure – ou presque – les thèmes infernaux et diaboliques. »5 Cependant, s’il est vrai que l’art byzantin n’a jamais été horrifique ni grimaçant, il n’est pas certain qu’il le doive spécialement au néoplatonisme dont la théurgie, et plus précisément sa dimension télestique, repose sur une démonologie où se mêlent les bons et et les mauvais daimones6. 

  Pour le néoplatonisme l’œuvre d’art serait un instrument d’approche pour connaître le Νούς. Cette conception remet en question l’art figuratif de la tradition mimétique dont la fonction était d’imiter la nature des choses. La doctrine de Plotin favorise une forme d’abstraction artistique qui accentue l’écart entre la nature et l’image. D'autre part, on assiste à une conversion du regard du spectateur : la beauté, reflétée par l’oeuvre, ne se laisse saisir que par ce que Plotin nomme « l’œil intérieur » (hé éndon blépei) et non par « les yeux du corps ».

  Ainsi, selon André Grabar, l’art iconique du christianisme byzantin reprendrait  la théorie de l’optique plotinienne. Où la vue a-t-elle lieu ? Est-ce dans l’œil et dans l’âme de l’observateur ? ou à l’endroit où se trouve l’objet observé et que la lumière de l’œil reproduit ?

  Un autre passage de la quatrième ennéade est ici particulièrement éloquent : « Les sensations ne sont pas des figures ni des empreintes qui se produiraient dans l’âme […] ; car, selon nous, il ne se produit point dans l’âme d’empreinte de l’objet sensible qui y dessinerait sa forme. […] Lorsque nous percevons un objet quelconque par la vue, il est clair que nous le voyons toujours à distance et nous nous appliquons à lui par la vision. L’impression a lieu évidemment à l’endroit où est l’objet, et [l’âme] ne voit pas parce qu’elle est modelée par l’objet comme de la cire ou par un cachet. Car elle n’aurait pas à regarder dehors, si elle avait en elle la forme de l’objet qu’elle voit. »7 

  André Grabar souligne le grand intérêt de ce passage pour comprendre l’art qui, dans la Basse Antiquité et au début du Moyen Âge, propose souvent deux types curieux de perspective. D’une part, la perspective inversée dans laquelle l’objet représenté s’agrandit ou s’élargit à mesure qu’augmente la distance avec le spectateur ; et, d’autre part, la perspective rayonnante de certaines images qui semblent vues d’en haut et dans laquelle on fait converger vers un point central les raccourcis de tous les objets.  Cet extrait de Plotin justifie le choix de ces perspectives. En effet, puisque le phénomène de la vue se produit dans l’objet observé, l’artiste conçoit son image en partant de l’objet figuré.
 plotin,rené huyghe,eric robertson dodds,andré grabar,Émile bréhier,franz cumont.Dans son article, André Grabar s’inspire de l’interprétation d’Émile Bréhier8 pour expliquer  cette notion plotinienne de « vision intellectuelle ».

  Pour Plotin, le rôle de l’image est d’offrir une vision du Νούς, c’est-à-dire une vision intellectuelle de la réalité intelligible. Le regard contemplatif nous permet d’appréhender l’ordre spirituel qui, en  donnant sa forme à la matière, se reflète en elle : le monde devient transparent à l’esprit. Plotin, en reprenant une thèse platonicienne, décrit l’opération mentale selon laquelle la vision se fait par un contact entre la lumière extérieure et la lumière intérieure à l’œil. Il suppose que cette séparation entre les deux lumières est supprimée dans la contemplation, qu’elles deviennent transparentes l’une pour l’autre et qu’elles se compénètrent. De même, alors que la lumière est normalement arrêtée et reflétée par les objets solides, il prétend que cette solidité disparaît aussi et que la transparence des objets devient absolue : tous les objets se pénètrent sans se limiter et sans limiter la lumière9.

  La vision physique donne lieu à une étendue spatiale qui sépare l’observateur et la chose observée. Dans la vision intellectuelle de Plotin, cette extériorité est supprimée, en même temps que s’estompe la conscience de soi : « Il n’y a pas un point où l’on puisse fixer ses propres limites, de manière à dire : jusque là, c’est moi. »10 

  Dans l’état contemplatif, toute l’énergie est focalisée sur l’objet contemplé : la conscience subjective du regardeur devient l’objet regardé et s’offre à lui comme une matière informée. Ainsi, pour voir, il faut perdre la conscience de voir. Pour voir en pleine conscience intellectuelle, il nous faut instaurer un mouvement alternatif de rétraction et d’expansion qui ouvre la perspective d’un savoir unifiant.

  Pour Plotin, la vraie connaissance n’est pas liée à un processus cognitif de type spéculatif mais à une expérience unitive où la vision provoque la présence divine : « la sagesse des dieux et bienheureux ne s’exprime pas par des propositions mais par de belles images. »11 Les hiéroglyphes pictographiques égyptiens permettaient cette saisie immédiate de l’objet mais, l’écriture des Gréco-Romains n’offrant plus cette possibilité, l’art vient proposer la perception intellectuelle de l’image. 

  Si l’art de la Basse Antiquité commença dès le IIIe siècle, au temps de Plotin (205-270), il s’affirma surtout dans les siècles suivants, depuis Constantin (272-337) jusqu’aux premiers Basileis iconoclastes du VIIe siècle ; durant cette période abondent les exemples des procédés et formes qu’André Grabar a cru pouvoir rapprocher des idées plotiniennes. Selon l’hypothèse de notre historien,  c’est dans « l’œuvre chrétienne de la Basse Antiquité que se manifestent les tendances nouvelles de cet art qui auraient trouvé un commentaire idéologique chez Plotin. »12 

  André Grabar observe que Plotin avait une expérience personnelle des religions mystiques de son temps – probablement celle d’Isis-Osiris, comme l’a montré Franz Cumont13 – et que « ses descriptions d’une contemplation de l’Intelligible ont pour point de départ la pratique de la contemplation "seul à seul", par le néophyte en voie de consécration, de l'effigie mystérieuse de la divinité, au fond du sanctuaire. »14 La vision intellectuelle serait donc une forme extatique d'illumination, une « contemplation [qui] n’est point un spectacle, mais une autre forme de vision, l’extase. »15 

  Considérant que toutes ces analogies avec les religions à mystères justifient son hypothèse, André Grabar peut donc conclure : « Bref, si, comme je viens de le rappeler, le philosophe a dû puiser dans ses souvenirs des contemplations mystiques par les adeptes d’Isis, et d’autres pratiques analogues des théophanies, pour décrire la contemplation de l’Intelligible, ces écrits à leur tour peuvent nous aider à interpréter des œuvres d’art qui semblent appeler ou refléter des expériences mystiques comparables aux siennes ». 

 Mais comment peut-on ainsi affirmer, telle une évidence, que les mystiques chrétienne et néoplatonicienne sont "comparables" ? Et s’il se révélait que ces deux mystiques étaient inconciliables, « l’hypothèse Grabar » n’en serait-elle pas remise en question ?

 

 

_________

 

1 René Huyghe s’en inspire explicitement dans son ouvrage L’Art et l’Âme, Paris, Flammarion, 1960, p. 98 et 168.

 

2 Cf. « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale », article paru dans les Cahiers archéologiques, 1, 1945, pp. 16-34. Repris in André Grabar, L’Art de la fin de l’Antiquité et du Moyen Âge, vol. I, Collège de France, 1968 ; et plus récemment : André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale » dans Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992p. 29-57.

 

3 Plotin, Ennéades, IV, 3, 11.

 

4 Cité dans  André Grabar, Les origines de l’esthétique médiévale, Macula, 1992, p. 32-33. La traduction est d’Émile Bréhier, Ennéades (7 vol.), Paris, Les Belles Lettres[1924-1938]). C’est André Grabar qui souligne.

 

5  André Grabar, « Le message de l'art byzantin » dans Les origines de l’esthétique médiévale, op. cit., p. 22.

 

6 Cf. Eric Robertson Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1951. Traduit en  français par Michael Gibson : Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Flammarion, 1977.

 

7  Ennéades, IV, 6, 2. Citation coupée et soulignée par André Grabar.

 

8 Émile Bréhier, La Philosophie de Plotin, Paris, Boivin & Cie Éditeurs, 1928.

 

9 Ennéades, V, 8, 4, 4-11.

 

10 Ennéades, VI, 5, 7.

 

11 Ennéades, V, 8, 5.

 

12 André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale » dans Les origines de l’esthétique médiévale, op. cit, p. 55-56.

 

13 Franz Cumont, Monuments de la Fondation Eugène Piot, XXIX, 1921, pp. 77-92.

 

14 André Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale » dans Les origines de l’esthétique médiévale, op. cit., p. 52.

 

15  Ennéades,VI, 9, 11.

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mercredi, 18 juillet 2018 | Lien permanent

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