mardi, 29 avril 2025
Postface de Georges Lapierre sur "La généalogie de l'argent" de L'Observatoire situationniste
J’avais, en son temps, prévu une postface au petit livre Généalogie de l’argent que l’avais finalement accepté d’éditer, sous l’insistance d’un certain « Observatoire situationniste ». Georges Lapierre m’avait alors soumis ce texte que je n’avais pas jugé bon de faire paraître car il s’avérait subtilement très critique sur l’ouvrage qu’il était censé postfacer. Je le mets en ligne aujourd’hui, ce livre ayant été supprimé, par cohérence philosophique et éthique, du catalogue des éditions Contrelittérature.
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Ce texte dont les références situationnistes (le spectacle offert par le monde de la marchandise, la mise en spectacle de la société) et marxistes (le temps du travail, le fétichisme de la marchandise, etc.) sont on ne peut plus claires apporte une analyse intéressante de l’argent et de la valeur quand il est dit, par exemple, que « la valeur est cette faculté qu’ont les produits du travail de s’échanger en pensée sans aucune intervention humaine. Le mot valeur désigne proprement cette pensée inhumaine et rien d’autre. On pourrait imaginer qu’il appartient au moins à l’échangiste marchand de ratifier, de réaliser cette pensée. Pas même. C’est encore une chose qui a seule le pouvoir de réaliser la pensée des choses. Cette chose est l’argent. »
La valeur d’une marchandise est bien cette pensée de l’échange qu’elle contient et cette pensée dont est porteur toute marchandise est son échange contre de l’argent. Cette pensée en suspens dans la marchandise se réalise quand celle-ci est vendue. Le prix d’une marchandise représente bien sa valeur. Cependant Karl Marx ne confond pas le prix et la valeur. Devons-nous voir dans la thèse avancée par nos "situationnistes" une critique de Karl Marx ?
Interrogeons-nous sur ce que représente le prix. Le prix a la prétention de mesurer la valeur d’un produit. C’est la somme des unités de monnaie d’un pays qui, ajoutées les unes aux autres comme des unités de poids, atteignent une équivalence avec la valeur de l’objet en question. Peut-on mesurer une pensée, aussi inhumaine soit-elle ? N’y aurait-il pas une confusion entre l’objet, sa valeur, et son poids (ou sa masse). Le poids d’un objet fait partie de l’objet, il lui est inhérent, il lui appartient en propre, il ne varie pas quand les conditions de la mesure sont respectées. Ce n’est pas le cas de la valeur, la valeur d’une marchandise est volatile, elle peut changer du jour au lendemain et le plus souvent l’acheteur est sensible à ces variations des prix, aux offres, aux réductions, aux "prix cassés" des fins de série, aux soldes. La valeur d’une marchandise, trop humaine ou trop inhumaine, n’est pas mesurable, elle ne fait pas partie du produit, elle n’est pas inhérente à la chose quoi qu’en disent nos "situationnistes", elle lui est ajoutée et Karl Marx ne confond pas les deux, la valeur et le prix, avec juste raison.
Cependant je m’obstine à penser que la valeur d’une marchandise est son échange contre de l’argent, c’est l’idée qui fait briller et sourire une marchandise quand elle est exposée à notre regard. Une fois achetée, la marchandise ne cherche plus à nous plaire, elle s‘éteint et s’étiole. Elle retrouvera ses couleurs pour s’échanger à nouveau contre de l’argent sur le marché des antiquités, par exemple. La valeur d’une marchandise est bien comme l’écrivent nos "situationnistes" une pensée dans un objet, faisant même partie de cet objet appelé alors marchandise, cette pensée est celle de son échange avec de l’argent. Cet échange d’une marchandise contre de l’argent définit ce que nous appelons le commerce ou le marché. C’est le marché qui dicte la valeur des marchandises dans une première estimation. Comment devons-nous entendre cette affirmation ?
Dans la fabrication d’un produit entrent plusieurs éléments, les matières utilisées (or, argent métaux rares, zinc, cuivre, bois, etc.) l’énergie provenant soit des matières fossiles (pétrole, gaz, charbon) soit des forces de la nature transformées en énergie (eau, vent, énergie solaire) ; à ces éléments s’ajoute le travail des ouvriers et de tous ceux qui sont employés à la fabrication de la marchandise. Tous ces éléments sont l’objet d’une spéculation dans ces temples de la pensée que sont les bourses consacrées à l’achat et à la vente des titres et des actions en fonction d’une prévision sur le devenir en hausse ou en baisse de ces titres. La valeur d’un produit est dictée par la spéculation, par tous ceux qui spéculent sur le devenir de ce produit pris entre l’offre et la demande. Objet de la spéculation, pris dans le jeu de l’offre et de la demande, la valeur d’une marchandise ne peut être qu’indéterminée et changeante au gré des spéculations. Dans cet univers du marché et de la spéculation, la valeur d’une marchandise est bien ce qui la rattache à son échange avec l’argent, une action se vend et s’achète, elle est l’objet d’une spéculation sur son devenir. Cet univers du marché est l’univers de la spéculation pure : « L’argent, c’est quand les riches décident. Décident du prix de l’eau et du reste » ou encore : « L’essence de l’argent est l’annexion du monde par les riches ». Cet univers de la spéculation est bien différent de mon univers lorsque j’achète une poêle à frire dans un grand magasin : Pourtant dans ces deux mondes que tout sépare, la valeur d’une marchandise – que ce soit celle d’une action sur l’or ou sur le pétrole, ou le prix de ma poêle à frire – la valeur est bien liée à l’argent et au prix. Et « c’est encore une chose qui a seule le pouvoir de réaliser la pensée des choses. Cette chose est l’argent. »
Faisons le point : La valeur d’une marchandise n’est que de passage dans la chose (ce que ne disent pas les auteurs du texte). Elle est bien le souhait d’une marchandise de s’échanger contre de l’argent. C’est son prix que proclame le souhait de la marchandise, celui de s’échanger contre de l’argent, c’est aussi le souhait du marchand, le désir du marchand se confondant avec celui de la chose. La publicité transforme la marchandise en désir. Cependant nous avons affaire à deux désirs à première vue différents, voire opposés, un désir d’argent d’un côté et un désir de prestige de l’autre. Sont-ils si différents ? L’argent en tant que pouvoir d’achat ouvre au marchand le monde prestigieux de la beauté et du « bon » goût, le monde prestigieux de l’inutile. Comme l’écrivent nos "situationnistes", l’argent réalise la pensée des choses. Mais que devons-nous entendre par « argent » ? Devons-nous y voir une mesure ou une idée, l’idée de l’échange devenue sensible ? L’argent fait référence à ces deux notions, à celle de mesure et à celle d’une valeur qui échappe à la mesure et dont le domaine éclipse celui de l’objet et lui est ajouté.
L’argent est l’apparence matérielle, sensible, de la pensée de l’échange contenue dans la marchandise. Et c’est bien cette « matérialité », cette visibilité de l’argent qui permet de définir ce qu’est le commerce, le commerce est le monde de l’apparence, de l’échange devenu visible, celui de l’échange des marchandises contre de l’argent, c’est le monde de l’échange qui se donne en spectacle. « Ce qui fait la valeur d’une marchandise, c’est sa capacité à donner corps à l’abstraction ; sa capacité à mettre en spectacle la richesse universelle contenue dans l’argent ». Le commerce, l’échange de toutes les marchandises avec toutes les marchandises, avec la marchandise universelle qu’est l’argent, offre le spectacle de la communication généralisée de tous avec tous. Le commerce n’est pas la véritable communication, il n’en est que l’apparence. Il est l’idée de communication comme apparence. L’envahissement de notre univers, de notre cosmos, par le commerce est l’envahissement de notre monde par l’Idée devenue visible. Ce point de vue idéologique est repris par Jean-Pierre Voyer opposant Hegel, le philosophe de l’Idée, à Marx, le matérialiste.
Cette pensée de l’échange que constitue la valeur d’une marchandise n’est que de passage dans la chose ; une fois échangée contre de l’argent, la marchandise garde cependant le pouvoir d’indiquer notre position sur l’échelle des valeurs sociales, dire si nous faisons partie des gens fortunés ou non, si nous avons du prestige ou non, si nous sommes reconnus ou non. Les marchandises – et tout est marchandise, le repas dans un restaurant étoilé ou dans une gargote est une marchandise, etc. – , témoignent de notre position, de notre place, dans la société ou dans une société qui repose entièrement, comme la nôtre, sur l’échange marchand. En toutes circonstances, nous retrouvons cette chose étrange qu’est l’argent, à la fois apparence sensible et idée, pensée de l’échange réalisée et redevenant idée, redevenant capital.
Le capital est la forme sensible prise par l’idée de l’échange. Lorsque le chasseur guarani décrit par Pierre Clastres part à la chasse, pose le pied à terre et prend son arc, il est animé par une idée qui est celle de l’échange, du don qu’il fera à sa communauté, cette idée de l’échange avec les autres prend vite l’apparence mentale de l’animal qu’il va chasser. Nous retrouvons dans toutes les civilisations cette apparence mentale et sensible de l’idée de l’échange, des pierres trouées de l’archipel du Yap qui continuent à agir alors qu’elles se trouvent au fond de l’océan aux blasons de cuivre des peuples de la côte pacifique au nord du continent américain. Nous avons donné le nom de capital à cette idée de l’échange qui se trouve au point de départ de toute une activité sociale en vue de la réaliser. Cette idée de l’échange qui a pris dans notre civilisation l’apparence de l’argent, a pu prendre dans d’autres civilisations une apparence sensible autre : blasons de cuivre, collier de « porcelaine », pierres trouées, etc.. Pour ma part, je définirai comme capital la forme sensible prise par l’idée de l’échange. Nous la retrouvons dans tous les peuples, dans toutes les civilisations.
Quand la marchandise est vendue, l’idée de l’échange qu’elle contient est réalisée, elle est revenue à son point de départ. L’argent nous dit ce qu’est le capital : l’idée de l’échange, qui se trouve au départ de l’activité sociale et qui met en branle l’activité pratique de la pensée consistant à supprimer le travail en vue de sa réalisation, en vue de l’échange. Cette idée de l’échange est représentée dans notre civilisation marchande par l’argent. L’argent est un capital en puissance, une idée qui demande à se réaliser. L’idée de l’échange (ou l’idée de la médiation) se présente à nous sous une forme sensible, elle se fait visible, elle se fait apparente un peu comme les idées de Platon sur la paroi de la caverne. Cet attachement à l’apparence sensible de l’idée est sans doute dû à notre condition d’animal, de phénomène physiologique et sensible apparu sur la surface de la terre.
Cependant cette théorie, cette réflexion sur l’argent est incomplète. L’argent est bien l’idée de l’échange sous une forme sensible mais cette idée de l’échange ne m’appartient pas vraiment, elle est l’idée de l’échange selon les riches, selon les riches en argent. L’argent marque une séparation entre les riches et les pauvres, entre l’argent des dividendes et l’argent du salaire. L’argent est devenu l’unique objet de notre pensée, son but qui nous pousse à investir, à voler ou à travailler. Il est bien ce qui nous anime à connaître la vie de l’échange, à aller dans un grand restaurant, à aller en vacances et à nous libérer pour un temps de la contrainte et du travail, etc.. L’argent est devenu une obsession, l’idée centrale donnant forme à notre cosmos, nous animant, édifiant toute une vie en société. Nous entrons dans la civilisation de l’argent. Cependant ce n’est pas l’apparence prise par l’idée, en l’occurrence celle de la chose ou de l’objet comme le proposent les auteurs du texte qui nous conduit à une critique de l’argent. Nous avons besoin de donner une forme sensible à l’Idée qui nous meut. Ce n’est pas tant cet aspect sensible de l’argent qui est critiquable comme le pensent les auteurs de ce texte. L’argent est critiquable car il porte en lui le « non-dit », celui de la division et de la séparation au sein d’une société vouée au commerce.
L’argent ne met pas fin à la séparation, il nous en donne seulement l’illusion ; au contraire, il est porteur d’une séparation. Grâce à mon « pouvoir d’achat » que m’apporte mon salaire, je vais pouvoir acheter une poêle à frire et transformer cette poêle à frire en argent, en idée qui deviendra un capital en puissance. L’argent de mon salaire représente bien un capital en puissance de passage entre mes mains et je le réalise ou le révèle en achetant ma poêle, je transforme une partie de mon salaire en capital. C’est le capital investi dans les salaires qui redevient un capital en puissance, qui redevient idée grâce à nos achats. Pourtant cet argent, que j’aurai dépensé, en devenant capital ne m’appartient plus, il devient l’argent des riches, de ceux qui tirent bénéfice du commerce, et cet argent va devenir de nouveau un capital en puissance, une idée ébranlant la pratique de la pensée qui consiste à supprimer mon travail en vue de l’échange des marchandises produites contre de l’argent. L’argent de mon salaire redevient capital, il retourne à ses origines, il ne les a oubliés que pour un éphémère passage entre mes mains comme salaire d’un travail de production, il redevient grâce à mon achat ce qu’il a toujours été. L’argent est à l’origine du commerce et il y retourne une fois la marchandise échangée contre de l’argent. L’argent est une idée efficiente, créatrice d’un cosmos qui repose sur le commerce, sur l’échange des marchandises contre de l’argent, contre l’idée qui se trouvait à leur naissance.
L’argent est porteur de l’idée de l’échange, il est l’idée en puissance, un capital en devenir et cette idée m’échappe, elle n’est pas la mienne ; serait-elle celle de la banque qui prélève un pourcentage sur l’argent qu’elle me prête les fins de mois difficiles ? L’argent entre mes mains, mon « pouvoir d’achat » que je tire de mon salaire n’est que de passage et il retourne à son origine dès que je l’aurai dépensé pour constituer ou reconstituer l’infini de l’argent, l’infini de l’idée de l’échange, l’infini de l’idée de la médiation. Et cet infini de l’idée dans son ampleur sociale, suscitant l’échange de toutes les marchandises avec l’argent que nous appelons le commerce m’échappe. Je ne suis pas commerçant, je n’investis pas l’argent de mon salaire dans cette activité commerciale qui consiste à échanger des marchandises contre de l’argent. Par contre, les banques le font à ma place. L’argent, comme idée, ne connaît pas de limites. Les banques se sont saisies de l’idée et elles sont devenues des institutions. L’argent est seulement l’expression sensible de l’idée de l’échange et les banques l’ont fort bien compris.
Dans leur critique de l’argent, les auteurs de la généalogie du dieu argent, ont oublié, semble-t-il, la généalogie, celle d’une entité qu’ils nomment le dieu argent, autant dire la généalogie de l’idée. Et l’apparition de l’idée, l’idée d’échange contenue dans l’argent, correspond à une division de la société entre ceux qui se sont ressaisis de l’idée et une population qui a fatalement perdu le rapport qui la liait à la pensée dans son envergure sociale. Pour retrouver cette partie de la société écartée de la pensée dans son amplitude sociale, nous devons remonter au commencement, à l’origine de cette division au sein de la société entre ceux qui se prévalent de la pensée de l’échange et ceux qui travaillent. Cette séparation entre dominants et dominés se fait jour au cours de la formation d’une société plus complexe contenant, englobant, plusieurs peuples, chaque peuple ayant sa propre règle du jeu social.
Je suppose que la rencontre entre les peuples fonde, pour nous, ce commencement avec l’apparition d’un peuple dominant, le peuple venu d’ailleurs, et un peuple dominé, le peuple autochtone ou les peuples autochtones. C’est l’histoire de notre antiquité grecque qui m’a conduit à formuler cette hypothèse. Nous voyons les « nobles guerriers » issus du peuple envahisseur s’imposer comme dominants à l’intérieur de la nouvelle société en voie de formation. C’est un pouvoir qui prend forme et s’impose peu à peu. L’assemblée du peuple originel est reconnue, elle a droit de cité, mais les nobles issus du peuple conquérant y participent et sont reconnus comme les chefs traditionnels des collectivités dont ils auront pris la place. Cette édification d’une nouvelle société prend corps progressivement et nous n’avons pas d’éléments archéologiques et historiques pour être en mesure de reconstituer avec précision sa construction. Nous nous heurtons aussi à des obstacles et à des aveuglements plus idéologiques, à un détournement qui ne cherche pas à creuser plus avant cette partie de notre antiquité dont la connaissance viendrait choquer et heurter notre présent.
Pour donner vie à cette société complexe en formation qui repose sur la domination d’un peuple sur l’autre, les peuples concernés se voyaient contraint de trouver un dépassement de la coutume et de la tradition concernant les usages de chacun des peuples en présence. Les échanges cérémoniels constituent une manière de dépasser la règle des usages touchant en propre chacun des peuples. Le don de cadeaux n’est plus fixé par la tradition et n’obéit plus aux règles qui régissent la vie commune. L’humanité des sujets qui échangent des présents ne dépend plus de l’obéissance aux usages, elle est assujettie à une équivalence entre les dons. C’est cette équivalence entre les biens échangés qui apporte une reconnaissance collective, la non équivalence débouchant sur l’allégeance qui serait comme une forme de reconnaissance de dette (en humanité) commandant fidélité et soumission. La notion d’équivalence entre les biens échangés s’est substitué à la règle des usages établie par la coutume. L’idée d’équivalence implique celle de mesure et de valeur et suggère un instrument de mesure de la valeur : la monnaie d’échanges. La valeur d’un bien est dictée par son prix et son prix ne peut être fixé avec précision, il dépend d’un grand nombre de facteurs, nous l’avons vu. C’est celui qui vend un bien qui fixe son prix, sa valeur d’échange avec l’argent.
Nous voyons donc se dessiner une autre forme de relation sociale reposant sur la recherche d’une équivalence entre le don et le don en retour, dons qui ne découlent plus de la règle des usages et de la tradition. Nous retrouvons cette quête d’une équivalence avec la marchandise et son prix fixé en argent. Je note aussi que les échanges cérémoniels concernent des sujets collectifs, des chefs de clan et de village, des chefs de tribu, ils touchent une aristocratie issue du peuple dominant et concourent à la formation d’une opposition ou, pour le moins, d’une séparation entre ceux qui se prévalent de la pensée dans sa dimension sociale, fondatrice d’une nouvelle société et une population autochtone ou originaire séduite par les ornements du prestige apporté par la pensée et par le commerce.
L’échange cérémoniel qui convoque un public draine aussi dans son sillage des échanges plus privés entre particuliers sans qualité que je qualifierai d´échanges marchands. Nous n’avons plus affaire à une aristocratie, les « nobles guerriers » qui se défient au nom des clans ou des tribus qu’ils représentent, mais à des particuliers sans qualité qui échangent des produits selon l’intérêt que ces produits représentent pour eux. La règle de la coutume est contournée dans la mesure où elle n’est pas applicable, seul prime l’intérêt particulier des protagonistes de l’échange déterminé, cet intérêt, par l’offre et la demande. L’offre est celui apporté par le ou les peuples étrangers mais présents, la demande est celle du ou des peuples qui ne sont pas présents mais qui ont envoyé des émissaires. Ces échanges privés fondés sur l’intérêt particulier de chacun des protagonistes peuvent se faire sous la forme du troc après marchandage et entente ou bien en ayant recours à une monnaie commune qui convient à chacun des protagonistes de l’échange, comme des noix de coco dans le cas des échanges entre les îles des Trobriands.
L’argent n’est pas une monnaie comme les autres, c’est une monnaie émise et garantie par un État. Afin de saisir ce qu’est l’argent, nous devons préciser ce que nous entendons par État. Pour moi, l’État est la concentration et la centralisation du pouvoir, et, en ce sens, l’expression de son autorité et de sa volonté. En général, l’État est représenté par un chef d’État, un souverain, un roi ou une reine, un tyran ou un seigneur ; il peut être aussi l’expression d’une volonté plus générale, celle de la cité, mais toujours sous la forme d’un pouvoir séparé. Je conclurai que l’État est l’exercice de ceux qui se glorifient d’un pouvoir séparé. Depuis la Révolution française, l’État ne se présente plus comme le pouvoir séparé d’une classe sociale, l’aristocratie ou plus tard, la bourgeoisie, il se présente avec la diffusion de l’argent comme le pouvoir de toute la société, dite civile. C’est que la séparation n’est plus concentrée dans une classe sociale, elle est délayée dans la société. Aujourd’hui, avec l’omniprésence de l’argent, la société offre l’apparence d’une unité trompeuse.
En proposant sa monnaie (l’argent en référence sans doute, aux pièces de monnaie émises par Athènes) l’État accomplit un tour de force, il s’empare du commerce extra-communautaire et le détourne à son avantage. Pendant un certain temps, la monnaie ou pré-monnaie reconnue par les gens qui se livraient à un commerce extra-communautaire a survécu mais la monnaie de l’État a finalement pris le dessus et s’est imposée comme monnaie unique. En s’imposant comme le maître de la monnaie, l’État s’est emparé d’une pratique qui donnait corps à son pouvoir et en était l’expression : le commerce. Dans notre analyse, nous avons tendance à séparer l’État du commerce ; à mon sens, le commerce ne fait qu’un avec l’État dont il est l’expression pratique, l’expression pratique d’un pouvoir concentré et unique qui y trouve les éléments de son prestige aux yeux de la population. L’État se confond avec l’argent, l’anneau d’or pouvait être le sceau du souverain et indiquer son pouvoir, l’argent, le pièces émises par l’État, par la cité-État dans la Grèce de notre antiquité désignent le pouvoir de la polis. La polis est la société civile grecque, les citoyens qui se livrent au commerce, fabriquent des poteries, cultivent des céréales et décident d’une politique en fonction de leurs intérêts bien compris, cette société civile est dominée par les plus riches des nobles familles, comme Périclès.
En son commencement la nouvelle société en formation qui se dégage de la rencontre entre les peuples ne peut être qu’une : une société. Pourtant elle repose sur une dualité ou une pluralité (qui se résume à une dualité entre un groupe dominant compacte que nous appelons classe sociale, et une population plus diversifiée mais dominée). Ce qui se construit implacablement est une société dont l’unité repose sur la division et la séparation. L’argent qui oppose les riches en argent aux pauvres en argent apporte cette unité dans la séparation. Si la société est bien la réalisation de la pensée de la médiation, de l’argent en tant qu’expression sensible de la pensée de la médiation, cette pensée est une et propose une seule société contenant en elle la séparation. C’est pour cette raison que j’ai été amené à parler d’aliénation de la pensée. L’argent est Un, une idée, celle de l’échange et cependant cette idée unique repose sur la dualité, elle ne la supprime pas, elle la contient au contraire. Les banques, et c’est leur métier, ont bien saisi ce double aspect de l’argent : d’une part que nous sommes gouvernés par l’idée de l’échange (et que l’argent n’est que l’expression sensible de cette idée) et, d’autre part, que cette unité apparente cache une profonde séparation au sein de la pensée, autant dire de la société entre les riches et les pauvres.
Cette séparation, dont l’argent est actuellement le maître d’œuvre en opposant deux catégories de la population, ceux qui sont fortunés et ceux qui ne le sont pas, tend à disparaître pour laisser la place à une seule pensée, celle de l’argent. Il se trouve à l’origine d’une activité commerciale devenant toute l’activité sociale. À partir du moment où il y a confusion entre les deux, entre la société et le commerce, ce qui constituait notre humanité se perd dans un absolu à jamais hors d’atteinte. Est-ce notre futur qui se dessine ainsi ?
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Dans ce texte qui se voudrait le commentaire du texte de nos "situationnistes" concernant l’argent, j’ai surtout émis des hypothèses qui demanderaient à être vérifiées par une recherche historique et philosophique plus poussée et plus précise. J’ai conscience de me trouver à cheval entre deux époques, une qui avait la prétention de dire ce que faisait le monde, d’être ainsi le moment d’une conscience qui se voulait la conscience de tous ceux qui se trouvaient condamnés au travail. Cette conscience éclairante devait déboucher sur un changement révolutionnaire de la société dans la mesure même où elle dévoilait et mettait à jour le non-dit social, le « non-dit » de la pensée. Cette expression de la conscience avait son propre style, elle cherchait à aller à l’essentiel et à se présenter comme une avant garde selon l’idée que la conscience devait être un moment du devenir. Nous retrouvons cette idée dans le marxisme selon laquelle la clairvoyance annonce le changement. En retrouvant Karl Marx libéré du marxisme, nos situationnistes ont repris l’idée de l’avant-garde de la pensée et de la théorie. Nous leur devons des analyses aiguës, intelligentes, et souvent très justes sur leur temps. Ces analyses annoncent notre temps et la disparition du « prolétariat » vécu comme une contrainte inacceptable. Les ouvriers deviennent des individus comme « tout le monde », gouvernés par la recherche de l’argent et des avantages qu’il procure.
Notre époque est devenue plus individualiste, nous ne sommes plus des sujets collectifs comme pouvaient encore l’être les véritables situationnistes ou les surréalistes ou, dans une certaine mesure, les prolétaires. Notre rapport à l’argent nous contraint à une prise de position individuelle et ce n’est plus une collectivité qui se livre à l’analyse d’une époque mais bien un individu. Sa réflexion sur son temps ne présente plus le point de vue d’une collectivité mais celui d’une personne isolée. C’est le grand changement que nous pouvons repérer. Quelle est la portée de ce que dit cet individu ? Elle est nulle à moins que d’autres se saisissent de cette analyse pour en faire une réflexion construite et commune. Ce qui est peu probable, mais envisageable.
© Georges Lapierre
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