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jeudi, 25 avril 2019

L'éthique des Gilets Jaunes

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Rond-point Kropotkine

 

  En parodiant une célèbre phrase attribuée à Pascal, on pourrait envisager l’espace de la contestation des gilets jaunes comme un immense rond-point – le rond-point Kropotkine – dont le centre serait partout et la circonférence nulle part.

  Sur le rond-point Kropotkine, la démocratie a été retrouvée.

  Qu’est-ce que la démocratie ? Le gouvernement par le peuple.

  Et qu’est-ce que le peuple ? La partie la moins aisée de la population, la moins instruite – mais la moins instruite de quoi ? Les gilets jaunes ont découvert un sens plus vrai : le peuple, c’est l’ensemble des individus gouvernés par une oligarchie. Alors, ils se sont reconnus comme étant le peuple et ils ont exigé la démission du tyran.

  Au début, ils s’étaient réunis sur ce rond-point pour manifester contre l’augmentation de la taxe de l’essence et ils ont fini par comprendre leur propre essence : l’idée du peuple a resurgi en eux. Avant qu’ils ne revêtent ce gilet jaune, cette tunique sans couture, ils avaient oublié ce qu’était le peuple mais aujourd’hui ils parlent en son nom. Ils veulent maintenant se soustraire à cette société qui n’est qu’une addition d’individus : ils ont retrouvé leur être collectif.

 Ce n’est que depuis le centre du rond-point Kropotkine que l’on peut saisir le mouvement social des gilets jaunes, être en mesure de porter un diagnostic étiologique – celui des causes – qui ne tombe pas sous l’emprise du diagnostic symptomatologique – celui des effets – que nous impose l’ingénierie médiatique du pouvoir politique de l’oligarchie.

 

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  Le Prince Pierre Kropotkine (1842-1921), issu de la haute noblesse russe, fut un scientifique de très haut niveau en même temps qu’un grand théoricien du socialisme anarchiste. Oscar Wilde, fasciné par sa perfection morale, le comparera dans son De Profundis à un saint russe.

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  La question morale est le point nodal de la pensée kropotkinienne, comme l’a montré le paléontologue Stephen Jay Gould (1941-2002) dans un article très sérieux intitulé, avec un brin d’humour, Kropotkine n’était pas cinoque. Ce petit texte, facilement consultable sur internet1, est déjà une ouverture originale mais, pour étudier plus précisément l’œuvre kropotkinienne, l’on se réfèrera à l’étude magistrale du philosophe Renaud Garcia2. 

 Les valeurs politiques et sociales de la société néo-libérale ont été homéostasiées par le concept darwinien de la lutte pour la vie. Le président Emmanuel Macron est une sorte de parangon de cet esprit self-made-man qui assimile la réussite sociale à un « combat de gladiateurs », selon l’expression de Thomas Henry Huxley, le principal disciple de Darwin. Sans doute le capitalisme financier globalisé du néo-libéralisme se distingue-t-il du libéralisme capitaliste du 19e siècle mais on observe une continuité éthique qui les relie et les fonde, un darwinisme social qui prône l’adaptation aux valeurs marchandes, la compétitivité dans un environnement concurrentiel, la valorisation stratégique, l’incitation à la performance. Par darwinisme social, il nous faut entendre la naturalisation des pratiques et des comportements humains qui coïncideraient avec le mécanisme de sélection et d’élimination proposé par Darwin en 1859 dans son ouvrage fondateur sur la théorie de l’évolution3.

  Dans son article, Stephen Jay Gould cite l’émouvante lettre que Tolstoï mourant adresse à ses enfants : « Les notions que vous avez apprises du darwinisme, l’évolution et la lutte pour l’existence ne vous permettront pas de vous expliquer le sens de votre vie, ni ne vous donneront de ligne de conduite ; or, une vie menée sans savoir quel est son sens, et sans la conduite inébranlable qui en découle, est une bien misérable existence. Pensez-y. Je vous le dis, probablement à la veille de ma mort, parce que je vous aime. »

  L’anthropologie darwinienne de la « lutte pour l’existence » prétend justifier un mode de vie où la poursuite individualiste de l’intérêt est la motivation essentielle de l’être humain. Mais il y a une autre conception de l’existence humaine, que suggère Tolstoï, selon laquelle l’évolution serait moins déterminée par une lutte pour l’appropriation des moyens d’existence que par l’aide et le soutien mutuels que les membres d’une même espèce s’apportent les uns aux autres. Cette thèse est celle soutenue par Pierre Kropotkine dans L’Entraide. Un facteur de l’évolution, paru en anglais sous le titre Mutual Aid, en 1902.

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  L’ouvrage comprend huit chapitres qui décrivent les différentes formes du vivant – invertébrés, oiseaux, mammifères – et les différentes étapes de l’histoire humaine – sauvagerie, barbarie, civilisation. Ses observations permettent d’établir que l’association se rencontre à tous les degrés du monde animal et devient de plus en plus consciente en se développant.

 Le projet de Kropotkine consiste à démontrer que l’entraide doit être perçue non seulement comme un argument en faveur de l’origine naturelle – et donc pré-humaine – de l’instinct moral, mais aussi comme une loi de la nature et un facteur de l’évolution humaine. D’après lui, la société, porteuse de l’instinct d’entraide, a précédé l’individu gladiateur : « La persistance même de l’organisation du clan montre combien il est faux de représenter l’humanité primitive comme une agglomération désordonnée d’individus obéissant seulement à leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habileté pesonnelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive. »4

  De nombreux exemples anthropologiques et historiques vont lui permettrent d’affirmer que la pratique de l’entraide favorise à l’intérieur d’un groupe le développement des capacités intellectuelles, si bien que l’évolution de l’entraide provoque une évolution de la conscience. On a pu vérifier récemment ce phénomène dans l’évolution du mouvement des gilets jaunes où les échanges d’idées entre les individus et les groupes ont suscité une évolution de l’inventivité institutionnelle et élargi le champ des revendications, passant de la suppression de la taxe carburant au référendum d’initiative citoyenne, c’est-à-dire à la pétition d’une démocratie participative.

  Darwin s’était servi de la théorie malthusienne pour justifier son hypothèse d’une sélection naturelle, faisant sienne la conception de Malthus pour qui tout le monde ne peut avoir sa place au banquet de la vie. Kropotkine rejette ce qu’il nomme le « levain malhusien » : l’entraide remplace la compétition gladiatrice. Pour reprendre le titre d’un livre de Daniel Philip Todes5, Kropotkine s'est voulu un « Darwin sans Malthus ». En face du darwinisme social du libéralisme existerait un socialisme darwiniendont Kropotkine serait l’initiateur.

  Ces deux types de darwinisme correspondent à deux visions du monde que l’on retrouve dans la crise sociale qui oppose le mouvement des gilets jaunes au gouvernement néo-libéral d’Emmanuel Macron. Le rond-point originel est le lieu de projection imaginaire d’une forme sociale s’inspirant de l’entraide kropotkinienne.

 

***

 

  L’entraide naturelle est-elle capable d’orienter l’évolution du milieu dans lequel évoluent les individus ? C’est-à-dire, en transposant la question à la situation sociale actuelle en France : la réponse coopérative des gilets jaunes à la dominance peut-elle transformer la société néo-libérale qui les maintient au rang des dominés  ?

  Sans doute est-il naturel que les dominants soient motivés par le désir de maintenir leur dominance sur les structures sociales mais il est tout aussi naturel que les dominés tentent d’entrer dans la classe des dominants. Ce type d’évolution est inscrit dans un cadre hiérarchique sous-tendu par la lutte pour l’existence telle que dans le darwinisme social. Si le système au pouvoir exige que les gilets jaunes se structurent, c’est afin qu’ils adoptent la même grille d’existence hiérarchique. Les gilets jaunes du Rond-point Kropotkine pensent qu’une autre grille d’existence est possible.

  Dans une série d’articles écrits entre 1910 et 1919 pour la revue The Nineteenth Century, Kropotkine reprend la thèse lamarkienne de l’interaction du milieu et des organismes vivants.Selon Renaud Garcia, ces articles lamarkiens « forment l’articulation logique, manquante dans L’Entraide, entre le premier chapitre [L’entraide parmi les animaux] et les suivants. »8 Kropotkine montre que l’évolution des organismes s’effectue moins sur fond de rivalité gladiatrice individuelle qu’à partir d’un rééquilibrage par réactivité des organismes au milieu. Ainsi, le rôle de la sélection naturelle darwinienne se trouve minorée par rapport à l’action directe du milieu et la réponse des êtres vivants à cette influence.

  La véritable originalité de Kropotkine, au-delà de sa relecture de Darwin dans L’entraide, a été de considérer la science évolutionniste comme le fondement d’une conception socialiste non autoritaire de la société humaine. La synthèse lamarko-darwinienne de ses travaux de biologiste lui fournit le socle de sa vision sociale.

  Parmi ces articles, il y en a un, « The response of animals to their environment », où Kropotkine étudie certains mollusques cavernicoles qui, après avoir perdu la vision par défaut d’emploi des yeux par adaption à leur milieu, subissent un développement opposé lorsqu’ils se trouvent placés à l’air libre, en pleine lumière. Les gilets jaunes, au grand air du Rond-Point, ont retrouvé la vue. Ils savent que la cupidité est au centre du système de la dominance néo-libérale. Les fondements anthropologiques de ce monde reposent sur un état de mise en concurrence permanent, induit par une mentalité de survie et un narcissime individualiste exacerbés. Le passage d’une démocratie représentative à une démocratie participative est comme le chas d’une aiguille piquée au centre du Rond-Point Kropotkine.

 

Alain Santacreu

 

 

NOTES :

 

1. http://www.contrelitterature.com/archive/2014/11/10/kropo...)

 

2. Renaud Garcia, La nature de l’entraide. Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l’anarchisme, ENS Éditions, 2015.

 

3. On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, John Murray, 1859. La première traduction française paraîtra en 1862.

 

4. Pierre Kropotkine, L’entraide. Un facteur de l’évolution, Écososiété, 2001, p. 132.

 

5. Daniel P. Todes, Darwin without Malthus. The Sruggle for Existence in Russian Evolutionary Thought, Oxford University Press, 1989.

 

6. Cf. Jean-Christophe Angaut, L’Entraide de Kropotkine : un socialisme darwinien ? Colloque « Nature et socialisme », Besançon 2009. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00650792/docum...

 

7. http://books.openedition.org/enseditions/5114

 

 

Ce texte a été écrit pour la revue numérique L'Inactuelle 

(5 février 2019)

 

 

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