mardi, 03 juin 2025
Esthétique(s) du conspirationnisme de Mehdi Belhaj Kacem
Le manifeste conspirationniste
de Mehdi Belhaj Kacem
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Olivier Rachet
Dans son dernier ouvrage, Esthétique(s) du conspirationnisme, regroupant des textes publiés dans divers journaux ou revues, le philosophe Mehdi Belhaj Kacem sape les fondements du régime de post-vérité dont se repaissent les sociétés contemporaines, pariant sur un monde de plus en plus intelligible.
On ne prendra pas le philosophe Mehdi Belhaj Kacem en flagrant délit de « déconstructivisme », cette folie dogmatique en provenance d’Outre-Atlantique, lointain succédané de la pensée théorique en vogue dans les années 60/70 en Europe, et singulièrement en France. Pourfendre la notion même de vérité est ce à quoi s’est attelé d’abord Nietzsche dans la lignée duquel Belhaj Kacem situe plusieurs penseurs de la modernité :
Wittgenstein (il n’y a que des jeux de langage), Derrida (il n’y a que des interprétations), Deleuze (vive le joyeux triomphe du simulacre, des puissances du faux, de la mémoire mensongère), Foucault (il n’y a que des rapports de force organisés par des dispositifs de savoir/pouvoir…)
C’est pourquoi je me suis concentré dans mon travail, sur les philosophes à n’avoir pas cédé sur le statut central, en philosophie, de la question de la vérité […]
Outre Lacan, Heidegger ou Badiou, Belhaj Kacem accorde une place particulière à Reiner Schürmann qui parle de la « conflictualité sans accord qu’est la vérité » :
La vérité est toujours une épreuve, et la plus rude qui soit.
Tel pourrait être le point de départ, ou disons la focale, à partir desquels aborder ce dernier essai Esthétique(s) du conspirationnisme, publié aux éditions Tinbad. Conspirationnisme, et non complotisme, néologisme forgé en 1967, nous rappelle le philosophe, par la CIA :
Comme le note Debord, avec sa fulgurance et sa justesse habituelles, jadis, on ne complotait que contre l’ordre établi ; aujourd’hui, comploter en faveur du système existant est un métier en immense expansion […]
Que l’Histoire fût un immense et raisonné complot ourdi, jadis, en coulisses – il suffit de se plonger dans les Mémoires du cardinal de Retz ou de Saint-Simon pour s’en convaincre – ; désormais en direct via les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu (chaînes qui n’ont peut-être jamais aussi bien porté leur nom), n’étonnera que les naïfs ou les idéologues. La manigance, la ruse, la tromperie, mais aussi les coups fourrés, les traquenards, les mensonges par omission : on rêve de lire le récit de l’Histoire racontée aussi par les vaincus. Au terme sans doute galvaudé de « complotisme », Belhaj Kacem oppose celui de « conspiration » que l’on comprendra d’abord dans son sens annexe d’un « concours de forces vers un même but », attesté au 16e siècle, nous précise le Dictionnaire historique de la langue française, mais sorti d’usage. On se demande bien pourquoi.
Ce que traque l’auteur d’Esthétique(s) du conspirationnisme, commentant un film tel que The Great American Psy-Opera d’Ace Baker ou un ouvrage tel que L’Histoire splendide (éditions Tinbad) de Guillaume Basquin, préfaçant différents livres dont L’épreuve de vérité : que nous révèle l’après-covid (éditions Fiat Lux) d’Ali Benziane, ce sont bien ces concours de forces tendant vers un même but.
Si pour des raisons qui reposent sans doute sur un penchant au scepticisme, qui dialectiquement peut aussi se retourner comme un gant, l’auteur de ces lignes rechigne à suivre Belhaj Kacem dans sa remise en cause de la version « officielle » des attentats du World Trade Center, il lit avec intérêt le dévoilement d’un monde entièrement gouverné par l’emprise numérique. Il est étonnant que dans les cerveaux reptiliens de nos contemporains, aucun lien ne soit établi entre la gouvernance numérique de la high tech durant la pandémie de covid et la mise à disposition des IA génératives et conversationnelles dans la foulée. Qu’il se fût agi de déposséder l’homme d’abord de ses facultés motrices, en lui imposant un confinement bien mal nommé quand il s’agissait d’une incarcération forcée ; puis de ses facultés mentales et linguistiques en lui faisant miroiter les mirages d’un monde dans lequel ce que l’on continuera d’appeler des machines auraient le bon goût de le supplanter dans ses tâches intellectuelles mêmes, ne fait pas beaucoup de doute.
Un numéro de la revue Ligne de risque, intitulé Aperçus sur l’Immonde et sous-titré : Ou la route de la servitude, sous la direction de François Meyronnis, est l’une des rares publications à situer les enjeux philosophiques d’un débat qui, de toute façon, n’aura pas eu lieu :
Qu’on en prenne conscience ou pas, nous voilà devenus les têtes de bétail de la cybernétique. Avec la force de l’éclair, l’instant spectral des réseaux nous expulse du présent, nous privant du passé aussi bien que de l’avenir. […] En effet, comment serions-nous assez redoutablement vivants pour contrecarrer cet énorme escamotage ? Lequel va de pair avec le raccordement de tous les lieux de la planète ; et avec l’hégémonie du sans-distance qui s’ensuit, rivant nos corps à une possible annihilation.
Ou pour le dire plus précisément encore :
Il ne s’agit de rien d’autre que de parachever le remodelage du monde depuis le virtuel – d’engouffrer ce qui persiste néanmoins d’attesté et d’observable, mais aussi de vivant !
Que la tâche de la philosophie, et sans doute aussi d’un journalisme qui n’aurait pas abandonné l’esprit critique au profit d’une quête effrénée de la justice sociale voire métaphysique – comme l’atteste parfois cette volonté d’en découdre avec un monde d’autant plus coupable qu’il est l’apanage d’hommes toujours blancs, toujours hétérosexuels et donc potentiellement violeurs et colonisateurs (le corps des femmes ayant été occupé depuis la nuit des temps par des mâles en rut) –, consistât à rendre intelligible ces concours de forces (moins occultes qu’en pleine lumière) visant vers un même but transhumaniste qui rêverait d’en finir avec la liberté de penser et de se mouvoir (et accessoirement d’enterrer ses morts, comme ce fut le cas pendant la pandémie de covid), est la moindre des choses. Le salut par la pensée.
Mehdi Belhaj Kacem, Esthétique(s) du conspirationnisme, éditions Tinbad, 144 pages, 17 €
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