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vendredi, 25 novembre 2022

Agamben-Péguy : mise en dialogue pour une théologie politique

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Sermon et actes de l'antéchrist

Luca Sigorelli (1450-1523)

 

 

La lecture d'un récent article de Giorgio Agamben (publié en italien sur Quodlibet – http://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-stato-e-anomia.-c...‌) a amené Édouard Schaelchli, à en proposer une traduction, tout en la prolongeant d'une profonde réflexion personnelle. Nous donnons à lire les deux textes en continuité car ils proposent une mise en dialogue qui nous est apparue très subtile, une dialectique apocalyptique originale et novatrice, entre Giorgio Agamben et Charles Péguy. 

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ÉTAT ET ANOMIE

Considérations sur l’antéchrist

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Giorgio Agamben

 

Le terme « antéchrist » (antichristos) apparaît dans le Nouveau testament seulement dans la première et dans la seconde lettre de Jean. Le contexte est certainement eschatologique (paidia, eschate hora estin, vul. Filioli, novissima hora est, « petits enfants, c’est la dernière heure ») ; et le terme apparaît significativement aussi au pluriel : « comme vous l’avez entendu dire, l’antéchrist vient, et voici maintenant, beaucoup sont devenus des antéchrists. »

Non moins décisif le fait que l’apôtre définit l’heure dernière comme le « maintenant (nyn) » dans lequel il se trouve lui-même : « l’antéchrist vient (erchetai, présent de l’indicatif) ». Peu après, se trouve précisé, si besoin en était, que l’antéchrist « est maintenant dans le monde (nyn en to cosmoi estin) ». Il est bon de ne pas oublier ce contexte eschatologique de l’antéchrist, s’il est vrai – comme Peterson, et Barth avant lui, n’ont cessé de s’en souvenir – que le moment ultime de l’histoire humaine est inséparable du christianisme (« un christianisme – écrit Barth – qui n’est pas tout entier, et intégralement, et sans reste aucun, eschatologique n’a intégralement et sans reste rien à faire avec le Christ »). L’antéchrist est pour Jean celui qui dans l’heure dernière « nie que Jésus est le Christ » (c’est-à-dire le messie) et sont donc des antéchrists les « nombreux » qui, comme lui, « sortent de nous, mais qui n’étaient pas de nous », ce qui laisse entendre, non sans ambiguïté, que l’antéchrist sort du sein de l’ekklesia, mais ne lui appartient pas vraiment. Comme tel, il est défini souvent comme « séducteur » (planos, littéralement « celui qui détourne », vulg. Seductor).

Le point sur lequel s’est concentrée pendant des siècles l’exégèse des pères et des théologiens au sujet de l’antéchrist ne se trouve pourtant pas dans les lettres de Jean, mais dans la seconde lettre de Paul aux Thessaloniciens. Encore que le terme n’y apparaisse pas, l’énigmatique personnage que la lettre présente comme « l’homme de l’anomie » (ho anthropos tes anomias) et comme le « fils de la perdition » (ho uios tes apoleias) a été identifié, déjà par Irénée et Tertullien, puis par Augustin, à l’antéchrist. Paul dit en fait de ce personnage, qu’il définit aussi comme « sans loi » (anomos), qu’il « se dresse contre tout ce qui est appelé Dieu et est objet de vénération, au point de s’asseoir dans le temple de Dieu, en proclamant être Dieu ». L’antéchrist est un pouvoir appartenant au monde (une tradition l’identifiait à un Néron rendu à la vie) qui cherche à imiter et contrefaire dans le temps de la fin le règne du Christ.

Dans la lettre aux Thessaloniciens, toutefois, l’homme sans loi est mis en étroite relation avec une autre figure énigmatique, le katechon, ce qui retient (également sous la forme masculine : « celui qui retient »). Ce qui est retenu est « la parousie de notre Seigneur Jésus Christ et notre réunion avec lui » : le contexte de la lettre est, par conséquent, exactement comme dans la lettre de Jean, eschatologique (un peu plus haut, l’apôtre évoque « le juste jugement de Dieu… dans la révélation du Seigneur Jésus avec les anges de sa puissance »). Déjà au temps d’Augustin, ce pouvoir qui retient la venue finale du Christ était identifié à l’empire romain (que Paul, selon les paroles d’Augustin, aurait omis de nommer explicitement « pour ne pas encourir l’accusation de blasphème, en souhaitant du mal à l’empire que tous tenaient pour éternel ») ou avec l’Église romaine elle-même, comme semblait le suggérer la lettre de Jean, mentionnant les antéchrists qui « sortaient de nous ». En tout cas, qu’il s’agisse de l’empire romain ou de l’Église, le pouvoir qui retient est celui que détient une institution fondée sur une loi ou sur une constitution stable (anticipant sur notre notion d’État, Tertullien dit : status romanus, ce qui, à son époque, signifiait « la condition de la stabilité (durée) de l’empire romain »).

Il est décisif de comprendre la relation entre le pouvoir qui retient et « l’homme de l’absence de loi ». Cette relation a parfois été interprétée comme un conflit entre deux pouvoirs, dans lequel le sans-loi, ou l‘antéchrist, « ôte du passage » le pouvoir qui retient. L’expression ek mesou genetai (« jusqu’à ce que ce qui retient soit ôté du passage ») n’implique en aucune façon que ce soit à l’homme de l’anomie de le faire : comme la traduction de la Vulgate (donec de medio fiat) le suggère, le pouvoir qui a à se sortir du passage est le même qui retient (que ce soit l’empire ou l’église). Le texte qui suit immédiatement est en ce sens parfaitement clair : « et alors sera révélé le sans-loi ». La relation entre le pouvoir institutionnel du katechon et l’homme de l’absence de loi est la succession de deux pouvoirs mondains, dont l’un cède la place ou est remplacé par  – ou passe dans – l’autre. C’est là, dans les paroles de Paul, « le mystère de l’anomie qui est déjà en acte » et qui trouve à la fin son dévoilement, comme si, comme le terme « mystère » semble le suggérer, le « sans-loi » faisait voir en pleine lumière la vérité du pouvoir qui le précède.

Si cela est vrai, alors la lettre contient un enseignement sur le destin de tout pouvoir institutionnel qu’il ne faut pas laisser échapper. Selon cette doctrine, le pouvoir institutionnel le plus solidement fondé cède à la fin la place à une condition de l’anomie, dans lequel au souverain constitutionnellement fondé se substitue un souverain « sans loi », exerçant arbitrairement son gouvernement. La lettre contient alors un message qui nous regarde de près, parce que c’est proprement un semblable « mystère de l’anomie » que nous sommes en train de vivre. Le pouvoir de l’État fondé sur les lois et les constitutions soi-disant démocratiques est allé en se transformant – à travers un processus irrésistible commencé depuis longtemps mais qui atteint seulement maintenant sa crise définitive – en une condition anomique, dans laquelle la loi est remplacée par des décrets et mesures du pouvoir exécutif et où l’état d’urgence devient la forme normale du gouvernement. Reste – et il est bon de ne pas l’oublier – que la lettre affirme qu’une fois que le pouvoir du « sans-loi » aura été révélé, « le Seigneur le supprimera d’un souffle de sa bouche et le désactivera par la seule apparition de sa présence ». Ce qui signifie que ce qui nous reste à penser dans la situation apparemment sans issue que nous traversons, c’est la forme d’une communauté humaine qui se soustraie aussi bien au « pouvoir qui retient », avec son apparente stabilité institutionnelle, qu’à l’anomie de l’urgence en laquelle ce pouvoir se transforme fatalement.

Giorgio Agamben, Stato e anomia. Considerazioni sull’anticristo  

(trad. Édouard Schaelschli)

 

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RAISON ET RÉVOLUTION

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Édouard  Schaelchli 

 

Comment penser une « communauté humaine » qui ne serait ni déterminée dans sa forme par un pouvoir susceptible de l’empêcher de succomber à la tentation de l’anomie, ni entraînée par ses passions et contradictions internes dans la seule forme rendue possible par l’absence d’un pouvoir capable de la « retenir » prisonnière d’une forme déterminée par une loi, dans la forme même de l’anomie ? Comment penser la forme d’une telle communauté sans penser enfin la loi (lex) comme véritable lecture d’un texte à la fois écrit et non écrit sur la table même de la liberté, sur une table réellement ouverte au partage, à la répartition, à la distribution ? Une communauté sans loi n’est précisément pas pensable, et c’est bien pourquoi la nécessité de penser la forme d’une communauté ne s’impose réellement qu’à partir du moment où toute forme prescrite par un pouvoir déterminé se révèle n’être qu’une forme déguisée de l’anomie qui, en dernière analyse, détermine de l’intérieur la forme et la nature même du pouvoir. C’est en effet parce que le pouvoir est essentiellement anomique qu’il peut s’imposer (et ne s’impose que) comme producteur d’une loi qui doit tout au pouvoir qui l’impose elle-même comme loi. La loi, de son côté, est essentiellement une forme de non-pouvoir : non seulement, elle ne peut rien par elle-même, mais encore elle perd son caractère essentiel de loi (à la fois source de légitimité et de légalité) quand elle acquiert le pouvoir de s’imposer autrement que comme répondant aux besoins les plus impérieux de la conscience morale, quand elle est autre chose que l’expression même de ce qu’une conscience libre et droite se doit à elle-même. La loi est en ce sens la même chose que la raison, cette même raison dont Péguy disait que c’est la « trahir », et trahir aussi le peuple, « que de vouloir établir sur le peuple un gouvernement, un commandement, une autorité de la raison »[1] - et dont Heidegger  nous demande quelque part de nous rapprocher par un « saut » de la pensée qui lui fasse mesurer « toute la portée et la grandeur de ce Jeu où se joue notre condition d’hommes »[2].

Nous vivons, si nous en croyons Agamben, sous le double joug d’un pouvoir qui d’un côté « retient », c’est-à-dire maintient ce qui est (l’être social) dans l’état, le conserve, le perpétue en donnant vigueur et force à une loi qui informe, et de l’autre côté défait l’être social, le délie de lui-même et de toute obligation pour le livrer à une existence purement factuelle où nulle loi n’oblige réellement l’être à être ce qu’il est, une existence sans forme, susceptible d’épouser n’importe quelle forme, d’aller de transformation en transformation sans jamais s’arrêter en lui-même pour décider de ce qui est en vérité. On peut parler d’un régime d’injonction contradictoire, où il s’agit en même temps d’être soi-même et l’autre, d’être libre et non libre, lié et délié, sans aucune distinction, sans discrimination. C’est exactement l’inverse de la loi de liberté qui libère l’homme pour qu’il puisse devenir ce qu’il est. C’est l’inverse de la vocation chrétienne dans laquelle l’individu est arraché à lui-même pour entrer dans la voie d’un accomplissement de ce qui le relie fondamentalement à lui-même en Dieu.  

Significativement, le passage de la lettre de Jean où il est question de l’antéchrist qui « séduit » (medeis planatô hymas, que nul ne vous séduise) suit de près ce rappel évangélique : « Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes (heautous planômen), et la vérité n’est pas en nous. »[3] Rappel qui nous renvoie au dialogue de Jésus avec les pharisiens, après la guérison de l’aveugle de naissance, quand ceux-ci lui demandent si eux aussi sont aveugles : « Si vous étiez aveugles, répond Jésus, vous n’auriez pas de péché ; mais puisque vous vous dites ‘’nous voyons’’, votre péché demeure. »[4] Par un raccourci saisissant, Jean révèle le caractère eschatologique de ce dialogue, où il est au fond question du pouvoir de « retenir » les péchés, c’est-à-dire de faire durer (indéfiniment ?) l’état des choses, le statu quo, le temps qui précède le jugement (le temps « qui reste » !). Le pouvoir qui retient n’a force pour durer que parce qu’en lui est en acte, déjà, le sans loi, celui qui séduit, et il est en acte dans le pouvoir qu’a l’homme de se séduire lui-même, en disant : nous voyons, dans le pouvoir même que nous avons de nous justifier nous-mêmes. Qu’est-ce qu’un pouvoir institué, finalement, si ce n’est un système d’auto-justification du pouvoir ? C’est cela qu’en fin de compte, le Christ, quand il viendra, ôtera du chemin pour que nous allions librement à lui, avec nos péchés.

En attendant, nous avons à réfléchir sur ce qui, aujourd’hui, nous tient lieu de raison, c’est-à-dire agit dans la société où nous évoluons comme un véritable pouvoir de rétention et, tout ensemble, comme une véritable source d’anomie. Bien qu’on puisse assurément charger nos gouvernants de tous les péchés du monde (ils le méritent), il faut prendre garde au fait que ce qui continue à les rendre crédibles aux yeux d’une majorité de nos contemporains, c’est la garantie scientifique, la caution d’un savoir qui, parce qu’il sait, peut légitimer les actes du pouvoir sans en passer jamais par le débat contradictoire qui normalement fonde et refonde la démocratie. La science est, essentiellement, antidémocratique. Elle n’a rien à faire, en principe, en politique, et une politique qui prétend se fonder sur les données de la science est tout le contraire d’une politique, c’est une mystique, au pire sens du terme, et non, certes, au sens où Péguy l’entendait, quand il opposait mystique et politique. La forme dans laquelle l’humanité doit entrer pour former enfin une « communauté » ne peut être déterminée par un quelconque savoir scientifique, mais par cette seule détermination qui caractérise la conscience morale quand elle s’oppose résolument au mal, ce qui, transposé en politique, donne la « révolution sociale », une révolution qui, en aucun cas, ne « serait une conclusion, une fermeture de l’humanité dans la fade béatitude des quiétudes mortes ». Car, « loin que le socialisme soit définitif, il est préliminaire, préalable, nécessaire, indispensable mais non suffisant. Il est avant le seuil, Il n’est pas la fin de l’humanité, il n’en est pas même le commencement, il est avant le commencement. » [5]

 

1. De la Raison, Oeuvres en prose complètes, tome I, Gallimard, collection de la Pléiade, 1987, p. 842.

2. Le Principe de raison, Gallimard, 1962, p. 240.

3. Première lettre de Jean, 1, 8.

4. Évangile selon Jean, 9, 41.

5. De la Raison, Oeuvres en prose complète, tome I, Gallimard, collection de la Pléiade, 1987, p. 841.

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 L'auteur :

Edouard Schaelchli est né en 1964. Agrégé de lettres classiques et titulaire d'un doctorat de littérature moderne à l'université de Bordeaux, il a consacré de nombreux travaux à la pensée politique de Giono, ainsi qu’aux concepts fondamentaux de l’écologie politique, sans cesser de méditer sur les textes de l’Évangile afin d’en scruter l’actualité, dans le sillage d’Ellul, de la pensée duquel il se revendique.

Ouvrages : Jean Giono. Pour une révolution à hauteur d'homme, Le Passager clandestin, 2013 ; Ellul l'Intraitable, éditions Lemieux, 2014 ; Contra hereticos normales, Volte-face, 2020 ; Sang dessus dessous, Volte-face, 2021 ; Contre-urgence, Ovadia, 2021 ; Nouvelle anthologie du grand inquisiteur (avec Florence Louis), R&N, 2021 ; Scandale et mystère, Saint-Léger éditions, 2022.