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vendredi, 13 juin 2008

Contrelittérature n° 21 : Ouvertures d' articles (I)

 
En l'honneur du peuple d'Irlande,
nous commençons par le
texte de Gwen Garnier-Duguy
 
 
 
 
PERMANENZA !


par Gwen Garnier-Duguy


 

« La notion fondamentale que j'oppose au progrès,
 ce n'est pas la décroissance, c'est la permanence »
                                 
  Roberto Mangú



     Horreurs économiques. C'est un poète qui, le premier, eut la vision de la dimension horrifique contenue dans la force en puissance de l'économie. Depuis la fin du dix-neuvième siècle, au cœur duquel Rimbaud reçut ses Illuminations, cette force en puissance est devenue une force en acte, s'incarnant chaque jour davantage à mesure qu'elle désincarne la personne. Preuve de la justesse inouïe de la prophétie rimbaldienne, la métamorphose, en seulement cinquante ans, de la tête de notre cinquième République. Le Président de la nation française est maintenant le PDG de l'entreprise France  ainsi devenue label. Tout nous dit que la fonction présidentielle est aujourd'hui celle d'un super représentant de commerce.
     Ainsi, le récit qui nous est proposé – imposé ? – par le biais de l'office cathodique des informations nationales, quand bien même nous ne regardons pas les journaux télévisés ( la religion cathodique est la première à avoir réussi à former, par son inéluctable puissance de contamination de la société dans laquelle baignent tous les individus, une communauté totale de pratiquants même si ceux-ci ne veulent ni croire ni pratiquer), demande à notre esprit de suivre les aventures du héros de la nation, à l'héroïsme d'un genre nouveau puisque tissé de discours martelés sur un ton pulsionnel, chargés de peser sur la fibre naturelle que réclame en chacun de nous le besoin vital d'admirer et de se projeter dans plus grand que nous-même. Napoléon, couronné en présence du Pape, avait su emmener dans sa campagne d'Egypte des scientifiques, des linguistes, une troupe d'intelligences françaises. Notre représentant de commerce national charrie des essaims de grands patrons agitant des espérances contractuelles en mal de signatures. Sous ces auspices capitalistes, nul Champollion ne saura déchiffrer aucun hiéroglyphe, ni éclairer aucune part  merveilleuse de civilisation. Le récit présidentiel, inféodé aux nécessités économiques, dévore, tel Chronos, les fils et filles de la nation. Il dévore l'intelligence. Dans d'autres temps, le sarkophage aurait dévoré Champollion lui-même.
     Le récit français contemporain, cristallisé en la figure symbolique de Nicolas Sarkozy, est donc le récit de l'idéologie publicitaire utilisant des techniques narratives hier encore la propriété des conteurs et des maîtres du verbe dont la vocation était de fédérer la conscience d'une nation, à travers l'emploi virtuose de sa langue, dans des récits qui formaient un firmament de rêves et d'étoilements symboliques. L'hyperactivité de Sarkozy s'apparente aux ressorts dramatiques des grands feuilletonistes du XIXème siècle. Chaque jour un nouveau rebondissement, une nouvelle aventure, impliquant la conscience du lecteur-spectateur dans une réalité du coup fictionnelle, coupant l'individu de sa dimension d'homme. Le roman d'aujourd'hui, en France, est écrit par Nicolas Sarkozy. Le déplacement opéré est d'autant plus vertigineux qu'il est à peu prêt invisible dans sa visibilité omniprésente. On le commente comme une œuvre littéraire. Lui, il poursuit implacablement son écriture romanesque, relayé en cela par un système médiatique qui ne peut pas ne pas le raconter, vu qu'il incarne sa propre image. Filmant et relayant les actions du héros Sarkozy, ce sont ses propres actes et son propre visage que filme et relaye le système hypermédiatique. La caméra est la main grâce à laquelle Sarkozy écrit le roman contemporain. Cette littérature là est la littérature de notre temps. Elle est littérature de l'im-média, chargée d'impliquer l'esprit de tous les individus dans le creuset de l'économie de croissance, la finalité de toute image médiatique étant le déclenchement de la pulsion d'achat. C'est l'ancien président de TF1 qui nous le dit, en déclarant : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. » Comment croire une seconde que ce qui prévaut comme principe de réalité, ici, en l'occurrence, vendre du Coca-Cola, et qui nécessite donc une manipulation de nos cerveaux par une planification de programmes divertissants, ne prévaut pas, à l'identique, pour la vente d'un programme politique ne nuisant pas aux intérêts des médias et des industriels ? Cette parole révélée prouve que ce qui gouverne l'action médiatique n'a pas à demeurer caché, à se vêtir d'un masque de pseudo-culture. Non, la transparence a atteint ce degré d'expression car elle est entrée dans notre structure mentale. Nous ne nous soulevons pas contre cet aveu du lavage de nos cerveaux car nos cerveaux sont déjà lavés. Ils ont intégré en leur structure même la logique médiatique, qui est logique publicitaire. Mieux, notre cerveau la réclame. L'image qui véhicule l'idéologie publicitaire apparaît à l'heure du confort et de la tranquillité. En tant qu'elle est associée à notre espace quotidien de repos et de confort, elle nous cloue à ce repos et à ce seul espace de tranquillité quotidienne qui reste aux masses individuelles. Si nous avions encore des doutes quant à cette planification, il n'est qu'à lire les recherches de Jean-Claude Michéa sur le sujet : « En septembre 1995, – sous l'égide de la fondation Gorbatchev – " cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan ", constituant à leurs propres yeux l'élite du monde, durent se réunir à l'Hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. [...] l'assemblée commença par reconnaître – comme une évidence qui ne mérite pas d'être discutée – que " dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l'activité de l'économie mondiale". Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l'élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingt pour cent d' humanité surnuméraire »(1). La réponse à cet inquiétant problème fut apportée illico : il allait falloir contenir ces 80 % d'humanité surnuméraire en leur racontant des histoires. Pour le dire autrement, il apparut comme une évidence que ce qui contiendrait la souffrance, la misère (matérielle et mentale), le sentiment d'injustice du monde serait la prolifération des écrans et la ritualisation de grands rendez-vous narratifs tels la Coupe du Monde de football, le Tour de France, les émissions de télé-réalité, etc… C'est en ce sens que Nicolas Sarkozy, pour la psyché française, représente la narration littéraire en flux tendu des temps modernes.
[...] 
 
(1) Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance, Climats, 2006, pp. 42-43. 
 
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