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mercredi, 19 juin 2013

À propos d’un livre récent du père Christophe Levalois

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Une théologie de la communication

pour quelle religion ?

 

par Alain Santacreu

 

     Pourquoi l’homme de la société de communication est-il si hermétique à la foi ? Pourquoi le message de l’Évangile lui est-il devenu inintelligible ?

     Le monde moderne, dominé par la technique, est un grand pourvoyeur de mythes et les médias de masse sont les plus habiles propagateurs de la société du spectacle. Face à cette mythisation de la société communicationnelle, comment témoigner de la foi chrétienne ? N’y a-t-il pas dans le message évangélique les ressources spirituelles, intellectuelles et éthiques pour un discernement neuf de la pratique médiatique ? 

     Dans un livre récent, Christophe Levalois[1] se félicite de la convergence des différentes confessions chrétiennes concernant la communication : “Il apparaît très clairement que, dans le domaine de la communication, les Églises catholique, orthodoxe et protestantes partagent les mêmes préoccupations. Ainsi, dans ce domaine, rien ne s’oppose à une importante synergie œcuménique que l’Église catholique a encouragée officiellement à plusieurs reprises” (104)[2].

 

UNE VISION PROVIDENTIALISTE

     La notion de “communication sociale”, élaborée au moment du concile Vatican II, a constitué le point de départ de la réflexion catholique contemporaine sur les moyens de communication de masse. Le terme, employé pour la première fois dans le décret conciliaire Inter Mirifica (1963), désigne l’ensemble des dispositifs médiatiques modernes, techniques ou non, et leur usage dans la société.

      L’Église pratique la communication depuis les temps apostoliques. Sa vocation est de transmettre la Parole divine qu’elle reçoit de l’Esprit saint, elle est donc le médium de la Parole qui la fonde. Soucieuse de s’ouvrir à la modernité, elle a choisi de concilier la verticalité de cette communication divino-humaine avec l’horizontalité des techniques humaines de communication sociale.

    Au plan spécifiquement ecclésial, les techniques de communication se révèlent efficaces pour la vie pastorale, la prédication, la catéchèse, les différentes formes de coopération et d’échange, les rôles et les fonctions à l’oeuvre dans la communauté des croyants. Le champ le plus fructueusement investi par la technologie communicationnelle concerne donc ce que l’on pourrait appeler  la théologie de la mission et de l’évangélisation. Pourtant, à considérer les médias comme de purs instruments, providentiels de surcroît, l’Église ne risque-t-elle pas de tomber dans une forme de fascination messianique pour la culture médiatique ? Ainsi, l’instruction pastorale Communio et progressio (23 mai 1971) n’hésite pas à déclarer que “l’Église considère ces moyens de communication comme des "dons de Dieu"”(54).

    Malgré les mises en garde formelles sur le dévoiement toujours possible des médias, l’Église développe une perspective téléologique et providentialiste, une sorte d’anthropogénèse où l’homme réaliserait son être par la communication : les médias participent d’un plan divin et travaillent à l’unification de l’humanité. Dans cette élaboration théologique, l’accent est non seulement porté sur la Providence divine et sur le Christ, modèle du grand communicant, mais aussi sur le monde moderne, en progrès et en devenir, signe d’une transformation perçue comme la réalisation humaniste d’une oeuvre de salut divine.

   Parallèlement une critique de l’économie médiatique vient contrebalancer cette utopie chrétienne de la communication. Les discours pontificaux mettent en garde contre l’instrumentalisation des techniques qui favorise l’asservissement et non l’échange. Les autres Églises tiennent le même discours lénifiant sur le bon usage chrétien des médias : “Les remarques du patriarche Cyrille font montre d’une réflexion et d’une position similaires à celles de l’Église catholique dans ce domaine, à savoir que les médias, en l’occurrence les nouveaux médias comme Internet, ne sont ni positifs ni négatifs en soi, ce sont des outils qui dépendent de l’intention, de la volonté et des désirs de ceux qui les utilisent. Aussi, ils peuvent être de formidables instruments pour le développement des personnes, des peuples et de l’humanité ou, au contraire, des vecteurs de toutes sortes de destructions.”(86)

     La notion d’“info-éthique” semble particulièrement valorisée dans le discours des Églises où l’objectivité tend à se substituer à la vérité. Il y a pourtant tout à craindre de la prétention au traitement neutre de l’information qui n’est qu’une technique “idéologique” d’occultation d’intérêts particuliers[3]Il apparaîtrait plus conforme à l’éthique chrétienne de revendiquer ses propres positions et de jouer vraiment la transparence. Les nouvelles technologies de la communication sont des technologies de la mise en réseaux des relations et de l’information et, si elles peuvent ouvrir  la perspective d’une humanité unie, elles peuvent aussi  réduire l’humanité à l’uniformité. La réflexion de l’Église devrait donc davantage s’orienter vers la négativité spécifique à ces technologies. En 1998, lors d’un colloque de l’Association française des sciences sociales des religions, Dominique Wolton, regrettait un manque d’initiative des Églises chrétiennes et les exhortait à faire entendre leur voix, à participer aux débats, à proposer, à critiquer et à ne pas hésiter à dire leur différence. (13)

     En réalité, l’Église semble manifester une confiance indéfectible dans les techniques médiatiques et l’intercommunication humaine qu’elles proposeraient. Ce messianisme communicationnel entre en résonnance avec la croyance en la construction d’une société démocratique mondiale. Le mythe saint-simonien du rapprochement entre les peuples, qui a accompagné la révolution des transports avec l’apparition des chemins de fer, est repris aujourd’hui par une idéologie, à laquelle l’Église participe étonnamment, qui voit dans les “autoroutes de l’informatique” un moyen de développer l’échange et la communication entre tous les citoyens du monde, de créer La Planète relationnelle – pour reprendre le titre du livre d’Albert Bressand et Catherine Distler [4]

     Parmi une grande richesse de références diverses et toujours pertinentes, Christophe Levalois n’a toutefois pas relevé l’influence de Teilhard de Chardin sur “les chantres de la communication”, c’est-à-dire les apologistes d’internet et du  monde global.

 

LA NOOSPHÈRE DE TEILHARD DE CHARDIN 

     Selon Teilhard de Chardin, l’humanité se réalise progressivement, comme la vie et la matière, dans une croissance spirituelle, jusqu’au “point Omega”, rencontre parousique et fusion des esprits dans le Christ[5]. L’impact de la pensée teihardienne sur les théories contemporaines de la communication est surtout marqué par la notion de “noosphère”, sphère des idées qui viendrait redoubler la biosphère et serait liée à la multiplication des moyens de communication. L’importance de cette référence a été soulignée par des auteurs comme Philippe Breton et Roger Bautier[6]Pour celui que Céline Lafontaine qualifie de “prophète du cyberespace”[7], la vérité du christianisme est sa capacité à construire la noosphère : il est la religion de l’avenir.

     Dans une optique theilhardienne, on peut comparer la structure de la communauté eucharistique à une toile d’araignée, dont le centre figurerait la personne du Christ, et tous les points d’intersection des fils qui s’entrecroisent, les croyants. Chaque personne serait ainsi constituée de façon dynamique par ses relations avec les autres personnes du réseau ecclésial.

     La vision du savant jésuite a été reprise par des chercheurs comme Joël de Rosnay[8] ou Pierre Lévy[9] pour qui les réseaux multimédias interactifs seraient les embryons d’un système nerveux planétaire noosphérique.

     Dans cette lignée teilhardienne, on retiendra l’intérêt de la Compagnie de Jésus pour le “monde virtuel”. C’est ainsi que la revue jésuite Civiltá Cattolica n’hésite pas à considérer “Second Life” comme “une terre de mission”[10]. Ce programme numérique internet est un univers en 3 D où chacun peut évoluer en se dotant d’un avatar (ou double numérique). L’auteur propose de créer des espaces virtuels de prières. Cette idée a reçu immédiatement un accueil enthousiaste du Vatican, par l’intermédiaire de l’archevèque Claudio Maria Celli, président du Conseil pontifical pour les communications sociales. L’Ordre jésuite, créé au XVIe siècle, avait surgi dans l’effloraison de la “galaxie Gutenberg” et peut-être ne serait-il pas insignifiant de mettre en rapport cet attrait contemporain pour l’image virtuelle avec l’exercice spirituel de la “composition du lieu” transmis dans l’enseignement d’Ignace de Loyola[11].

 

COMMENT TRANSMETTRE LA PAROLE ? 

     L’information, matière première de la mise en forme des structures sociales, a toujours été sous la domination de l’instinct de puissance, camouflé sous une phraséologie polymorphe, qu’elle soit élitiste, populiste, paternaliste, socialiste, humaniste et, osons le dire : chrétienne. C’est pourquoi, toutes les litanies éthiques sur les communications sociales au service de la personne, toutes les professions de foi vertueuses des diverses hiérarchies ecclésiastiques ou instances journalistiques ne peuvent cacher cette terrible vérité : aucune conversion n’a jamais été le fruit de la parole humaine. À la limite, l’annonce intégrale de l’Évangile en lui-même devrait suffire à sa propre diffusion, transmission et promotion : annoncé par les saints théophores, l’Évangile n’aurait nul besoin des moyens modernes de communication. Ellul donne une définition très large de la technique : elle est, dans tous les domaines, la recherche du moyen le plus efficace pour atteindre une fin. Si l’on applique cette définition au domaine de la théologie, on se demandera si les techniques de communication offrent la plus grande efficacité pour parvenir au but de la vie chrétienne qui est, pour les orthodoxes, comme l’a dit saint Séraphim de Sarov, l’acquisition du Saint Esprit. Une théologie de la communication authentique ne peut avoir d’autre fondation que la Parole de Dieu. Comme le remarque Rémy Hebding [12] : “la vraie communication prend son origine dans la Parole de Dieu” (103).

     Selon Christophe Levalois, “l’enseignement chrétien privilégie la relation directe, de personne à personne” (133). Pourtant, la séquence évangélique des pèlerins d’Emmaüs montre que ce type de relation peut tout aussi bien susciter l’incommunication : les deux pélerins, marchant avec le Christ, ne peuvent le reconnaître, absorbés par l’ “idée”, la représentation, qu’ils se font de Lui. Grégoire de Nysse, dans La Vie de Moïse, résume ainsi l’enseignement d’Emmaüs : “Tout concept, toute idée comme elle se produit suivant une appréhension de l’imagination dans une image qui circonscrit et dans une visée qui prétend atteindre la nature divine, ne modèle qu’une idole de Dieu sans atteinde aucunement Dieu même.”[13]La pratique de communication chrétienne devrait donc exclure tous préjugés, toutes idées préconçues, c’est dans cette mesure seulement qu’il est possible de “prendre soin de l’autre”.

     Le modèle linéaire, dit du “télégraphe”, importé en linguistique par Jakobson, continue d’avoir les faveurs de l’Église. Rien de plus naturel, dans la mesure où le modèle communicationnel de Shannon et Weaver (émetteur-message-récepteur) apparaît comme une figure spéculaire de la trinité divine. Certains problèmes de la théorie de la communication étudiés notamment par Lucien Sfez[14], sont analogues à ceux qui se posèrent à la théologie chrétienne face à des hérésies comme le subordinatianisme ou l’arianisme : doit-on donner le primat à l’émetteur, au message ou au récepteur ?

     Christophe Levalois reprend cette problématique, lorqu’il envisage une nouvelle “théologie de la communication” : “ Cette démarche s’enracine donc, tout d’abord, dans le premier interlocuteur, celui qui a l’initiative de la communication. Nous ne négligeons pas l’importance de la réception. Mais on a trop mis l’accent sur la réception pour attirer l’attention sur cette partie de la communication qui fut longtemps le parent pauvre, au moins jusqu’à la fin des années 1950. Il est nécessaire aujourd’hui de rééquilibrer la perspective et même de considérer davantage d’où part l’impulsion de la communication et ce qui advient ensuite, comme le feedback, la "rétroaction"”.(142-143)

     Cependant le contenu du message déborde largement l’intention première de l’émetteur. Mac Luhan avait préféré écarter l’analyse du contenu pour s’intéresser aux caractéristiques des supports et à leurs impacts sur le psychisme des usagers. Il émet l’hypothèse d’une corrélation entre l’importance d’un média dans une culture donnée et les différents sens de la perception. L’imprimerie, par exemple, aurait atrophié l’ouïe et le toucher au profit de la vision. Dans cette hypothèse, quelles seraient les répercussions de la télématique sur nos sens perceptifs ? N’aurait-elle pas une action sur notre spécifité spirituelle soulignée par le père Levalois : « À l’image de nos sens tournés vers le monde sensible, il existe des sens spirituels. En effet, les canaux de communication de l’être humain sont nombreux et variés, ce que les sciences de l’information ont montré aujourd’hui, mais ils existent aussi dans une dimension essentielle de l’être humain, aujourd’hui niée ou négligée, en tous les cas non prise en compte, à savoir sa dimension spirituelle. »(114)

     Le corps de l’homme télématique n’est plus “ici”, son espace s’est dépolarisé dans un “maintenant” virtuel. À partir de ce que Paul Virilio – étonnamment oublié par le père Levalois – appelle la “télé-action”, les technologies nouvelles permettent de transférer à distance tous les sens de l’homme : ici, espace réel, cède sa place à maintenant, temps réel. Face à l’immédiateté, le lieu réel disparaît : je peux être ailleurs, tout en étant ici, dans le même temps. Ce phénomène est assimilable à l’état de possession adorciste[15].

 

LE PARADIGME DIVIN DE LA COMMUNICATION 

     Parce que l’intégrité de la personne doit être préservée, le père Christophe Levalois en appelle fort justement à une théologie de la communication fondée sur la personne. Pour le christianisme, l’homme est une créature destinée à devenir par la grâce de Dieu ce que Dieu  est par nature : une personne. La structure trine du Divin est le paradigme communicationnel absolu. Les personnes divines, le Père, le Fils et le Saint Esprit sont identiques à  leurs relations : là où se trouve une personne, les deux autres s’y portent dans une danse éternelle que les Pères grecs nomment périchorèse. L’anthropologie chrétienne est “personnaliste” puisqu’elle se fonde sur un Dieu personnel qui a créé l’homme “à son image et selon sa ressemblance”. 

     Une théologie de la communication aboutit nécessairement à la christologie. Avec le Christ, le principe de la communication pure, le Verbe, s’est manifesté : la Révélation est communication. Non seulement la communication est au fondement du christianisme, mais le christianisme apporte quelque chose d’unique et de spécifique à la communication. Ce point est essentiel dans la réflexion du père Levalois : le Christ, en tant que personne, définit la communication authentique et, par son incarnation, rend de nouveau possible le “face à face” de l’homme avec Dieu que, par la faute originelle, l’homme avait perdu.

      Le projet d’une théologie de la communication a été une réponse de l’Église au discours communicationnel qui s’est imposé, d’abord à l’Occident puis au monde entier, avec la naissance de la cybernétique de Norbert Wiener, au milieu du XXesiècle.

    En France, dans les années quatre-vingt, Henri Bourgeois – dont les travaux auraient mérité d’être cités dans l’ouvrage de Christophe Levalois – fut le premier à employer cette expression de “théologie de la communication”. Dans le cadre de son groupe de recherches “Médiathec”, il travailla en étroite connexion  avec un réseau international de chercheurs et d’institutions universitaires animé par deux instances de la Compagnie de Jésus :  le Center for the Study of Communication and Culture (installé à Londres) et le Centro di Studi Interdisciplinari della Comunicazione de l’Université Grégorienne de Rome[16].

     La théologie de la communication doit rester suffisamment critique pour ne pas légitimer l’idéologie du spectacle. L’expression “théologie de la communication”, est d’ailleurs assez ambigüe, puisque le terme “communication” tend à devenir synonyme de “publicité”, au risque que la théologie, escamotant l’être, se réduise à une légitimation du pouvoir et de l'avoir. L’intervention dans le débat social, aussi maîtrisée soit-elle, rend la théologie vulnérable à la récupération idéologique. Seul un refus radical de l’état social contemporain serait à même de fonder l’absence de tout discours légitimant, ce qui va à l’encontre des choix concilaires de l’Église et des discours d’ouverture au monde moderne des autres confessions chrétiennes.

     Christophe Levalois, se félicitant des perspectives de synergies œcuméniques entre les Églises, constate : « La communication n’est pas vue comme un pouvoir, opérant à des fins qui s’exercent au détriment de la personne et des peuples, mais comme un outil de partage et de rencontre dans le respect de l’autre » (104). Vœu pieux mais un peu irréaliste quand on considère que, comme tous les sauts scientifiques qui ont transformé la civilisation, Internet est le fruit du système militaro-industriel. En effet, toutes les technologies satellitaires ont d’abord été militaires et ont mis en oeuvre la militarisation des connaissances. La militarisation de la science avec le complexe militaro-scientifique et la militarisation de l’information avec le système militaro-informationnel placent aujourd’hui l’humanité face à un phénomène de totalitarisme comme il n’en a jamais existé. Comment les Églises peuvent-elles proposer une divergence constructive, tout en jouant le jeu de la négativité ? Christophe Levalois est forcé de le constater : «Actuellement, une dérive dramatique de la communication, utilisée comme technique pour finalement manipuler l’autre, a conduit à revenir à l’un des sens non chrétiens de la personne : celui d’un masque qui cache le véritable visage.»(137) Et l’auteur nous fait part de son espérance en l’avènement d’une théologie de la communication qui viendrait s’opposer à cette « dérive ».

     De fait, comme le montrent les travaux de Lucien Sfez, nous assistons au développement d’une théologie implicite de la communication qui se caractérise par un “communiel” qui est une fausse communication au sens où l’entend le christianisme[17]. On enregistre un surinvestissement religieux du mot “communication”, langagièrement omniscient, non seulement dans le discours de la télématique mais aussi de la psychologie, des sciences naturelles, des sciences socio-économiques : par son ubiquité, la “communication” a atteint le seuil du théologique. Une critique théologique au sens propre devient alors urgente, si l’on ne veut pas que la théologie soit elle-même dessaisie de son objet.

 

UNE THÉOLOGIE DE LA PERSONNE 

     Une théologie de la communication fondée sur la notion chrétienne de personne doit reposer sur un œcuménisme intégral, c’est-à-dire intégralement théologique. Un œcuménisme qui se limiterait à une dimension éthique ne saurait instaurer cette vision chrétienne de la communication que le père Christophe Levalois appelle de ses voeux.

     Notre auteur, en s’appuyant notamment sur l’oeuvre de Jean Zizioulas, un des porte-parole les plus respectés de l’Orthodoxie contemporaine, souligne l’existence chez les Pères grecs – et surtout les Cappadociens – d’une véritable ontologie de communion où la personne n’existe pas en dehors de sa relation aux autres. Toujours dans cette optique orthodoxe, la cause ultime de l’être n’est pas l’essence, comme l’affirme la scolastique occidentale, mais une personne incréée, le Père ; et l’amour chrétien, l’agapè, qui s’identifie à la liberté de l’être, est la catégorie ontologique par excellence. Ainsi, la personnification est analogue au processus de déification qui est la vocation de l’être humain : “pour Jean Zizoulias et pour tous les auteurs qui ont exploré cette question, la personne n’est pas une donnée première, mais une possibilité. L’homme naît tout d’abord comme individu. Celui-ci est conditionné par ses composants biologiques, physiques et psychiques. C’est grâce à la transformation en personne, grâce à l’infusion de l’Esprit, qui le forme à la taille du Christ (Lc 6, 40) ; Ga 4, 19), qu’il se libère, car l’Esprit apporte la liberté (2 Co 3, 17)” (121-122).

     Cependant, dire que “Dieu est amour” ne signifie pas que Dieu serait, par nature, une communion de personnes, mais que le Père est amour et qu’il amène librement et éternellement à l’existence le Fils et l’Esprit Saint. Chez les Pères grecs, le monothéisme procède de la monarchie du Père et non, comme chez les Pères latins de l’unité de l’essence. Le père Levalois souligne cette différence : “Ce n’est pas la substance divine indifférenciée qui est à l’origine des trois, mais la personne du Père, ce qu’exprime l’expression "monarchie du Père". La différence est considérable et déterminante. Cela signifie qu’une personne est la cause première de tout et que l’être n’est pas déterminé, car il n’y a pas d’antériorité d’une substance matricielle, sa "nature" par exemple, mais au contraire la personne, dans sa liberté, détermine” (121).

     La problématique chrétienne de la personne implique une anthropologie tripartite (corps-âme-esprit), toujours conservée dans la théologie orthodoxe mais qui a disparu de la théologie latine aristotélo-thomiste. Toutefois, une philosophe catholique comme Édith Stein a retrouvé, à travers la mystique carmélitaine, la conception trinitaire de l’homme [18].

     Pour Édith Stein, la personne advient quand l’âme, en s’élevant au dessus du “royaume de la nature”, se libère par une pratique ascétique qu’elle qualifie de “vie psychique libérée” [19]. Elle s’inscrit ainsi dans le sillon de la théologie néopatristique d’un Jean Zizoulias, au contraire de la métaphysique de Teilhard de Chardin pour lequel la personne est un réalisation parfaite de la nature.

     Le personnalisme philosophique, lui non plus, n'a pas grand chose à voir avec la théologie des Pères. Les sources du mouvement d’Emmanuel Mounier sont à rechercher dans le néothomisme de Jacques Maritain. L’un des thèmes principaux de ce personnalisme  réside dans l’opposition entre individu et personne. En tant qu’individu, l’homme est une partie du tout, il est subordonné à la société ; mais, en tant que personne, au contraire, c’est la société qui lui est subordonnée. Les droits de la personne sont inviolables, la “transcendance” de la personne est un humanisme intégral,la fin ultime de l’homme : “La tradition métaphysique de l’Occident définit la personne par l’indépendance – comme une réalité qui, subsistant spirituellement, constitue un univers à soi-même et un tout indépendant (relativement indépendant) dans le grand tout de l’univers et en face du tout transcendant qui est Dieu.”[20]. En fait, ni Maritain, ni encore moins Mounier – qui affirme la “transcendance” de la personne sans faire aucune référence à Dieu[21] – ne recherchaient les fondements métaphysiques de la personne pour eux-mêmes mais seulement en vue d’établir une doctrine sociale qui permette d’ouvrir un dialogue avec l’idéologie des droits de l’homme. Leur “personnalisme” envisage la personne comme un sujet conscient – conception qui provient de l’augustinisme – alors que, selon la christologie orthodoxe, la conscience subjective est d’ordre naturel et non pas d’ordre personnel. Reconnaître que la conscience est une phénomène secondaire dans le mystère que constitue la personne humaine est difficile à saisir pour certains chrétiens qui se cantonnent obstinément dans une anthropologie scolastique.

     En ramenant la personne à la conscience, on risque pourtant, sans y prendre garde et avec les intentions éthiques les plus louables, d’ouvrir la perspective d’une religion “noosphérique” qui s’éloigne de la véritable tradition apostolique  : “Il est important de valoriser l’autre personne, de s’appuyer sur ses qualités et ainsi de l’amener par cette confiance, qui n’est en rien aveuglement, à manifester les richesses qu’elle porte, et dont elle ignore souvent la force et les possibilités, pour les offrir aux autres et au monde. L’élargissement de sa propre conscience qui en résulte rapproche celle-ci d’une sorte de "conscience universelle" qui est la perception de la solidarité foncière des êtres humains dans la Création et face à leur Créateur.”(140-141).

 

UN ŒCUMÉNISME INTÉGRAL 

     Une vision chrétienne de la communication peut-elle susciter, parmi les Églises, un œcuménisme intégral qui prônerait un véritable dialogue théologique ? Si les barrières entre les Églises ne tombent que pour des raisons politiques et opportunistes, évacuant tout intérêt pour la réflexion théologique, on  ne peut qu'aboutir à la déréliction d’un œcuménisme institutionnel et mondain : “Il serait préférable d’exposer en toute franchise ce qui nous est particulièrement cher dans nos traditions spirituelles, plutôt que de passer sous silence les caractères de nos spiritualités qui, souvent mal comprises d’une part comme de l’autre, engendrèrent tant de querelles dans le passé”[22].

     L’homme d’aujourd’hui se montre imperméable à l’annonce de l’Évangile parce qu'il est sans espérance. Quand l’homme n’attend plus rien, comment pourrait-il entendre la Bonne nouvelle ? C’est l’espérance qu’il s’agit de lui insuffler et, pour ce faire, plus que le contenu du message, ce qui compte dans la sphère médiatique, c’est la façon dont ce message est transmis. L'image que l'Église donne d'elle-même fait intégralement partie de son message. L'Église qui annonce l'Évangile est en même temps l’ “instrument” au service de la Vérité, le médium de la Parole qu’elle peut brouiller par ses incohérences internes et ses prises de position externes. Comme l’a souligné Mac Luhan, l’instrument est également le message. C’est-à-dire qu’on ne peut concevoir le message en dehors de l’instrument qui le véhicule.

     Une théologie de la communication pour quelle religion ? La religion de l’avenir  de Teilhard de Chardin ou la religion de l’éternité d'Édith Stein et des Pères apostoliques ? Christophe Levalois pose cette question cruciale au chrétien d’aujourd’hui.

 

NOTES

[1] Christophe Levalois, Prendre soin de l'autre : Une vision chrétienne de la communication, Les Éditions du Cerf, 2012. L’auteur est prêtre orthodoxe, enseignant, rédacteur en chef du site Orthodoxie.com, membre de la commission “Médias et information” de l’Assemblée des évêques orthodoxes de France.

[2]Les chiffres en bleu et entre parenthèses renvoient à la pagination de l’édition référencée du livre de Christophe Levalois.

[3] Cf. Noam Chomsky et Edward S. Herman, Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media, New York, Pantheon Books, 1988. Édition française : La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, Éditions Agone, 2008. Sur la même problématique, voir aussi : Philippe Breton et Serge Proulx, L'explosion de la communication : Introduction aux théories et aux pratiques de la communication, Éditions de la découverte, 2005.

[4] Albert Bressand et Catherine Distler, La Planète relationnelle, Flammarion, 1995.

[5] Cf. Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Éditions du Seuil, 1955 et Le groupe zoologique humain, Albin Michel, 1956.

[6] Cf. Philippe Breton, Le culte de l’Internet, La Découverte, 2000 ; et Roger Bautier, “L’internet comme cerveau mondial”, revue Esprit Critique, vol. 5, n°4, automne 2003.

[7] Céline Lafontaine, “Teilhard de Chardin, prophète du cyberespace”, in Religiologiques [N°25], Montréal, printemps 2002.

[8] Joël de Rosnay, L’homme symbiotique, Seuil, 1995.

[9] Pierre Lévy, La cyberculture, rapport au Conseil de l’Europe, Odile Jacob, 1997.

[10] Cf. Article d’Antonio Spadaro, s.j., dans Civiltá Cattolica, cahier n° 3771-3772, du 04/08/2007.

[11] Cf. Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l’image, Vrin/EHESS, 1992.

[12]Rémy Hebding, Le Protestantisme et la Communication. Fascination ou communion ? Labor et Fides, 2003.

[13] Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse, II, § 166, SC [N°1], Éditions du Cerf, 1942.

[14] Lucien Sfez, Critique de la communication, Seuil, 1992 [1988] pp. 114 ss.

[15] Paul Virilio, Cybermonde : la politique du pire, Les éditions Textuel, 1996.

[16] Cf. article de Jean Bianchi, “Henri Bourgeois, la communication et la théologie”, consulté le 21/05/2013 sur le site http://www.theopratic.org/-Theologie-de-la-communication-

[17] Lucien Sfez, Critique de la communication, Seuil, 1992 [1988] p. 164.

[18] Cf. Édith Stein, La structure ontique de la personne et sa problématique épistémologique [1932], in De la Personne, trad. fr. Philibert Secretan, Cerf, 1992.

[19] De la personne, op. cit, p. 22.

[20] Jacques Maritain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d'une nouvelle chrétienté, Aubier, 1936.

[21] Comme l’a opportunément remarqué le père Jacques Croteau, o. m. i., dans Les fondements thomistes du personnalisme de Maritain, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1955.

[22] Vladimir Lossky, “La théologie de la lumière chez saint Grégoire Palamas” dans À l’image et à la ressemblance de Dieu, Les Éditions du Cerf, 2010, p. 39.