mardi, 23 décembre 2008
Ô France, Tête hexagonale !
par Jean-Marie Mathieu
C’est en classe de huitième, à l’Institution Notre-Dame de Valence, que j’ai appris pour la première fois à dessiner la carte de notre chère patrie, la France. L’ institutrice, une Sœur lorraine pas toujours commode, tenait lieu de professeur de géographie. Sous sa férule, il fallait d’abord prendre son cahier d’écolier enfoui quelque part dans le cartable, le poser sur le pupitre devant soi, l’ouvrir à une page blanche, s’armer d’une règle dans la main gauche et d’un crayon à papier dans la main droite, puis attendre en silence la suite des opérations : tout était alors prêt pour la grande leçon.
Premier travail : tracer au crayon un carré qui devait tenir toute la page, puis le diviser soigneusement en quatre fois quatre = seize petits carrés tous égaux. Une nouvelle opération, plus compliquée cette fois – et tous les sages garnements de tirer la langue avec application – consistait à pointer la mine du crayon sur le centre de la figure géométrique obtenue (centre probablement situé "pour de vrai" près de Neuvy-Saint-Sépulchre [1] au cœur du Berry ), puis à reporter la longueur de deux petits carrés dans quatre directions diagonales opposées, à relier ensuite les six sommets de la figure afin d’obtenir un hexagone. Restait enfin à reporter les quinze et vingt contours terraqués de notre pays, lesquels, ô miracle ! venaient s’inscrire tant bien que mal dans le polygone aux six côtés. Heureusement, la Sœur nous en dessinait le modèle, traits vifs à la craie bleue, blanche et rouge sur tableau noir. Avec un peu d’imagination on pouvait alors voir surgir, sous l’ouvrage de nos doigts malhabiles, la Tête hexagonale de la France. Amusements sur les bancs : « Hé ! t’as vu ce pif ! » etc. Vite calmés par la Sœur lorraine qui avait conscience de nous avoir "révélé" là un savoir hautement sacré…
À cette époque j’ignorais, bien sûr, l’œuvre et jusqu’au nom de Strabon, ce géographe grec, né en 57 avant l’ère chrétienne, qui s’enthousiasma devant la "carte" du pays de nos ancêtres gaulois :
« Il y a, écrivait-il, une correspondance en quelque sorte symétrique qui existe entre les différents fleuves de la Gaule et par suite entre les deux mers Intérieure [ mer Méditerranée ] et Extérieure [ océan Atlantique ]. On trouve en effet, pour peu qu’on y réfléchisse, que cette circonstance constitue le principal élément de prospérité du pays, en ce qu’elle facilite entre les différents peuples qui l’habitent l’échange des denrées et des autres produits nécessaires à la vie et qu’elle établit entre eux une communauté d’intérêts d’autant plus profitables qu’aujourd’hui, libres de toute guerre, ces peuples s’appliquent avec plus de soin à l’agriculture et se façonnent davantage au genre de vie des nations civilisées. On serait même tenté de croire ici à une action directe de la Providence [2], en voyant les lieux disposés non pas au hasard, mais d’après un plan en quelque sorte raisonné. » [3]
Il ne croyait pas si bien… croire !
Passèrent les décennies.
Quand subitement, cet émouvant dessin d’écolier ressurgit dans ma mémoire, mais enrichi cette fois par un regard nouveau, naïf, original.
A-t-on assez remarqué, en effet, que notre magnifique patrie charnelle, tel un Chef à la proue des nations, est sillonnée par quatre fleuves et effleurée par un cinquième, cinq fleuves donc au total, symbolisant nos cinq sens ?
* Vue, avec la Seine traversant Paris, capitale depuis 506 par décision de Clovis, la ville lumière chantournée en forme d’œil ovale gauche, avec la cathédrale Notre-Dame en l’île de la Cité pour pupille.
* Odorat, avec la Loire se prélassant sous le nez de la Bretagne pointé vers l’Ouest, ce val de Loire inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en novembre 2000, cette vallée des rois, ce jardin de la France "à la française" émaillé de fleurs aux mille senteurs.
* Goût, avec la Garonne bordée de ces fameux cépages plantés par les guerriers celtes devenus vignerons astucieux ; depuis, que de vins aux noms prestigieux, élevés en tonneaux de chêne, qui ont fait tourner bien des têtes ! J’en ai déjà l’eau à la bouche.
* Ouïe, avec le Rhône passant à Lyon, capitale des trois Gaules, siège de la primatiale, cité qui vit la naissance du catholicisme dans notre pays grâce aux saints Pothin et Irénée petits-fils spirituels de l’Apôtre Jean. Comme l’écrit saint Paul « Fides ex auditu », « la foi naît de la prédication, de l’ouï-dire, de l’écoute. »[4] Nombre d’icônes byzantines représentent la silhouette de la Vierge Marie, à la Nativité, en forme d’oreille, signe de sa toute obéissance à la Parole de Dieu.
* Toucher, enfin, avec le Rhin, seul fleuve servant de frontière rive à rive entre la France et un autre pays européen, en l’occurrence l’Allemagne ; l’imposition des mains, organe majeur du toucher, se fait sur le sommet du crâne, lors d’une ordination par exemple.
Réécoutons un peu pour voir la forte expression employée par Jean-Paul II lors de son passage au Bourget, le 1er juin 1980 :
« France, Fille aînée de l’Église et éducatrice des peuples… »
La mission de notre patrie est ce que Dieu un et trine pense d’elle dans l’éternité.
Notes
[1] Il me plaît énormément que cette orthographe bizarre soit due à un clerc malicieux du Moyen Âge ébloui par la beauté des lieux : pulchrum sepulcrum !
[2] En grec πρόνοία, pronoïa signifie "prescience, pré-conception" ; mot employé pour la première fois par l’historien Hérodote ( 484-425 av. J-C ) voulant indiquer la prédisposition et la sollicitude divines envers le monde, comme si le Ciel s’occupait vraiment de notre terre.
[3] Géographie, Livre IV, § 14 .
[4] Rm 10, 17. Le Dr Hubert Larcher a remarqué que l’ouïe symbolise avec trois voûtes : « Voûte céleste où joue la musique des sphères, éternelle et puissante à l’Image du Père, et voûte du palais où vibre la parole, modulée dans la chair à l’Image du Verbe. Et, répondant aux deux, une voûte de pierre qui réfléchit le verbe et féconde l'oreille, comme le Saint Esprit celle de Notre Dame. » Cf. L’acoustique cistercienne et l’unité sonore, Éd. DésIris, 2003, p. 9.
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