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dimanche, 14 décembre 2008

Un texte inédit d'Antoine Moussali

 

ISRAËL & ISMAËL

 

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Voici la première partie, « Israël », d’un texte érudit et noble qu’Antoine Moussali (1921-2003) nous adressa, pour la revue Contrelittérature, quelques jours à peine avant sa mort et que nous n’avions encore jamais publié.

 

 

L’Israël biblique

Israël est le nom donné par Dieu à Jacob. Deux récits narrent les circonstances dans lesquelles il fut conféré. L’un situe l’événement au gué de Yabboq et l’autre sur le haut-lieu de Béthel.

Dans le premier récit Dieu dit à Jacob : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu t’es montré fort avec Dieu et avec les hommes, et tu l’as emporté » (Gn 32, 29). Jacob, en effet, avait dû mener un combat nocturne contre un mystérieux adversaire d’où il était sorti victorieux mais boitant, car il avait été touché à la hanche. Ce qui permet de traduire Israël par « Fort contre Dieu ». Quant à l’autre récit, il relate pour le compte de Jacob-Israël le renouvellement de l’Alliance que Dieu avait faite avec Abraham et Isaac.

Il arrive que, dans la Bible, le mot Israël soit substitué à celui de Jacob, désignant ainsi celui dont les douze fils sont les éponymes des douze tribus du peuple-témoin de YHWH (Gn 49, 28). C’est en fonction de cela que les douze tribus sont désignées par le nom du grand ancêtre commun. Israël désignera donc le peuple qui forme « les fils d’Israël » (Gn 32-33).

On trouvera près de sept cents fois les deux appellations suivantes pour désigner le peuple de Dieu : « Israël » ou « Fils d’Israël », avec cette nuance qu’Israël rend plus volontiers le lien intime qui existe entre YHWH et son peuple. Le Dieu de la révélation entre dans l’histoire des religions comme le Dieu particulier d’Israël. Et on désignera volontiers Israël comme étant « le peuple de YHWH » (Is 1, 3 ; Am 7, 8), son « serviteur » (Is 44,21), son « élu » (Is 45, 4), son « fils premier-né » (Ex 4, 22), son « bien sacré » (Jr 2, 3), son « héritage » (Is 19, 25), son « troupeau » (Ps 95, 7), sa « vigne » (Is 5, 7), son « épouse » (Os 2, 4).

Puis le glissement se fera, comme automatiquement, du nom attaché à un peuple, à la terre où habitera telle tribu des « fils d’Israël », pour désigner en fin de compte tout territoire d’Israël en toute son étendue : « de Dan à Bersabée » ( Jos 17, 7 ; Jg 15, 9 ; Is 7, 2).

Ce peuple témoin-de-YHWH est, par définition, un peuple voué au culte : il est le liturge de Dieu. Mais il revêt aussi une dualité politique. Aussi, connaîtra-t-il, au cours de son histoire, partitions et déchirures. Les douze tribus tendent à former deux groupes ; dans la partie méridionale de Canaan, dévolue aux deux tribus de Siméon et de Juda qui ne formeront qu’une seule unité, celle de Juda ; tandis que les autres tribus s’installeront dans le nord du pays et en Transjordanie pour former la tribu d’Ephraïm, plus souvent appelée Israël. Ainsi se constitueront deux royaumes : celui du nord, du nom d’Israël et celui du Sud, du nom de Juda (I Rs 11, 37 ; 12, 20 ; 13, 14-16 ; Is 11, 12).

Le royaume du nord est né vers 931 av. J.-C. du soulèvement des nordistes contre Roboam, premier successeur de Salomon sur le trône de Jérusalem. Ce soulèvement se soldera par un schisme politico-religieux. Ce royaume connaîtra dix-neuf règnes étalés sur un peu plus de deux siècles. Il se trouve que le royaume du nord érigera, suprême apostasie, à Bethel et à Dan, des « veaux d’or » (I Rs 12, 28-30) devant lesquels seront ordonnées des liturgies officielles destinées à détourner les israélites du nord du Temple de Jérusalem, capitale du royaume rival de Juda où règnent les « fils de David ». C’est pour s’ériger contre ces pratiques idolâtriques que surgiront des prophètes de la taille d’Elie et d’Elisée, d’Amos et d’Osée qui annonceront de grands châtiments. Ce qui ne tarda pas à arriver puisque, suite au siège de Samarie par les Assyriens qui dura de 724 à 721 et qui s’acheva par la chute de la ville et la déportation en Mésopotamie, le royaume du nord sera anéanti.

Désormais, c’est le royaume de Juda qui va représenter le « plant favori » de la vigne de YHWH, selon l’expression d’Isaïe par laquelle le prophète compare la maison d’Israël en son ensemble, dépositaire de l’Alliance dont il est « le reste » (Ez 9, 8 ; 11, 13). C’est autour des judéens que, rapatriés après l’Exil où ils avaient été entraînés à leur tour par Nabuchodonosor, les « fils d’Israël », rescapés de toutes les tribus, se retrouvent à partir de 538 av. J.-C. sur la terre des Ancêtres. La petite nation reconstituée sera appelée la nation « des juifs ». Mais lorsqu’il s’agira de marquer la pérennité du lien qui l’unit à son Dieu, les auteurs sacrés lui donneront le nom fameux d’Israël (Es 2, 2 ; Ne 7,7 ; I Mac 1, 11 et 20).

Cette communauté du retour sera l’image historique de l’Israël nouveau entrevu par les prophètes (Is 4,2 ; 10, 20-21 ; 11, 10-12 ;Jr 16, 14-15 ; Ez 28, 25-26) qui sera bénéficiaire d’une nouvelle Alliance (Jr 31, 31-34) et par elle deviendra « l’Israël de Dieu » (Ga 6, 16), par opposition à « l’Israël selon la chair » (I Co 10, 18), limité à la descendance charnelle d’Abraham par Isaac et Jacob.

Ce qui veut dire qu’en dernière analyse, Israël est « le peuple de Dieu, roi de toute la terre » : « Que les princes des peuples s’assemblent, voilà le peuple du Dieu d’Abraham », chante le psaume 47. Et c’est bien ainsi que l’entendront les inspirés du Nouveau Testament, de Matthieu à l’Apocalypse (Mt 19, 28 ; Ap 7, 4 et 21, 12).

Saint Paul exprimera sans ambages cette translation de l’Israël de la chair à l’Israël selon l’Esprit : « Ce ne sont pas tous ceux de la postérité d’Israël (Jacob) qui sont Israël de Dieu, […] mais ce sont les enfants de la Promesse » (Rm 9, 6-8). Ces enfants, ce sont ceux qui, sans distinction d’origine, bénéficient de l’accomplissement de la Promesse en reconnaissant pour « fin de la Loi » Celui par qui sont justifiés tous les croyants, qui a détruit la mur de la haine et qui des deux peuples, les enfants d’Israël et les païens, a fait un seul peuple. Il a pu le faire parce qu’il était le Christ, la « gloire », le « Roi », le « Sauveur » de l’Israël universel (Rm 9, 6-8 ; 10,4 ; Lc 2, 32 ; Jn 1, 49 ; Ac 13, 23).

Pour en faire une institution positive, Jésus a choisi douze apôtres qui sont les colonnes de l’Église, le nouvel Israël à qui Dieu a réservé l’Alliance nouvelle (He 8, 8ss).

 

Israël selon la vision islamique

Le Coran emploie une quarantaine de fois le terme Banu-Isrâ’ïl (Les fils d’Israël) pour désigner « les juifs » qu’il appelle aussi alladhîna hâdû, « ceux qui pratiquent les rites juifs ». Quant au mot Yâhûd, juifs, il apparaît à la période médinoise.

Il est à noter que, dans la poésie préislamique, on ne rencontre pas le terme banû- Isrâ’ïl, mais bien Yahûd et Isrâ’ïl.

Dans la sourate 17 intitulée Banû-Isrâ’ïl, on décrit la destruction du premier et du second temple comme l’accomplissement d’un décret céleste contenu dans « Le Livre ». Allusion sans doute au Lévitique 26 et au Deutéronome 28 ! À remarquer que la sourate 43 nomme ‘Isa parmi les Banû-Isrâ'ïl.

Il semble bien que les Banû-Isrâïl soient les contemporains de Mahomet durant la période mecquoise. Dans la sourate 61, 14 il est dit qu’un groupe de Banû-Isrâ'ïl croyait en ‘Isa et qu’un autre ne croyait pas en lui. Dans la sourate 5, 110 il est dit que Dieu protégeait ‘Isa contre les Banû-Isrâ'ïl.

Le Coran parlera aussi des Banû-Isrâ'ïl pour désigner les juifs de Médine avec qui Mahomet eut maille à partir. C’est aussi des juifs qu’il s’agit lorsque, dans la sourate 111, 93, le Coran parlera des interdits alimentaires qui ont été imposés par Dieu aux Banû-Isrâ'ïl.

Dans le hadîth, il ne fait aucun doute que, toutes les fois que l’on fait allusion aux Bânû-Isrâ'ïl, on entendra par là les juifs. Ainsi, lorsque les musulmans s’interrogèrent sur la disparition des Bânû-Isrâ'ïl, il s’agissait des juifs qui pratiquaient le Ra’y (opinion personnelle) ou qui acceptaient que leurs « femmes se laissaient aller à porter des perruques » (al-Bukhârî, 60) ou « de hauts talons » (Fâ’ik II, 366).

D’après un hadîth cité par Sahl Tustarî dans son Tafsîr l-qur’ân (exégèse du Coran), 57, les musulmans vont jusqu’à s’identifier aux Bânû-Isrâ'ïl. « Nous sommes, nous, les fils de Nadr Kinâna (donc les arabes), les fils d’Isrâ’îl (Bânû-Isrâ'ïl)».

Ailleurs, Banû-Isrâ'ïl désignera aussi les juifs et les chrétiens. Ce terme sera alors synonyme de ahl l-kitâb (les gens du Livre). C’est ainsi que l’on comprend le hadîth de Mahomet très souvent cité : haddith ‘an banî-Isrâ’îl wa lâ hajraj (parle sans hésitation des traditions transmises par les fils d’Israël) (Ash-Shâfi’î, Risâla, Le Caire 1310, 101).

À partir du IXe siècle, on trouve employé le terme Isrâ’îlî, dérivé de Banû-Isrâ’îl, pour désigner le juif. Un terme qui est plus poli que yahûdî, assez péjoratif (cf. al-Mas’ûdî, tanbîh, 79, I.7).

Il est à remarquer que, dans la littérature musulmane, l’image attachée aux Banû-Isrâ’îl, est celle du piétisme. On les appelle ‘ibâd l-muta’abbidîn (‘Abdelqâdit Jîlânî, Ghunya, II, 62). D’ailleurs le terme Isrâ’îliyyât, désigne les récits édifiants empruntés à des sources juives. Ghazâlî, dans Ihyâ’ ‘ulûm dîn (revivification des sciences de la religion) y a souvent recours, ainsi Abû Nu’aym l-Isfahânî dans Hilyat al-anbiyâ’ (L’ornement des prophètes)

 

***

 

Il est évident que les deux visions biblique et musulmane d’Israël n’ont pas la même connotation. Contrairement au christianisme qui se situe dans la lignée de l’histoire d’Israël, l’islam est étranger à toute idée de lien théologique avec l’histoire d’Israël.

Rien d’étonnant à cela si l’on se rappelle que l’idée d’histoire du salut est absente de l’horizon islamique. À ce titre pas plus les juifs que les chrétiens ne sont considérés, dans la vision islamique, selon le paramètre théologique du salut. Juifs et chrétiens représentent pour l’islam des groupes religieux, à l’instar d’autres groupes religieux. Sans plus. Avec cette différence que Juifs et chrétiens sont considérés comme « gens du Livre », jouissant, dans la cité musulmane, d’une position de tolérance en tant que dhimmis (gens sous tutelle).

Il n’est pas question, dans la perspective musulmane, d’envisager une quelconque notion de développement du dogme. Le Livre du Coran n’est pas le récit de la conjonction de deux histoires, celle de Dieu et celle des hommes. L’histoire des hommes trouve sa maturité dans sa familiarité avec la vérité de Dieu manifestée en lien avec l’événement. Les dogmes aussi bien que les prescriptions (ahkâm) coraniques sont le fait d’une « descente » (inzâl) opérée une fois pour toutes, dans une forme définitive, parfaite et inimitable (i’jâz), valable pour tous les temps et tous les lieux.

Sans doute y eut-il une influence du judaïsme sur l’islam qui tient d’abord au fait du rattachement des juifs et des musulmans au même ancêtre Abraham. Non pas dans le sens qu’Abraham est le père de l’Alliance et de la Promesse, mais en tant qu’il est l’ancêtre dans la foi monothéiste. Ajouter à cela le grand nombre de lois juives que l’on retrouve en islam, comme les interdits alimentaires, la circoncision (devenue traditionnelle bien que n’étant pas citée dans le Coran), le mariage, la condition de la femme, les lois de l’héritage, les prescriptions cultuelles, comme le wudû’ (les ablutions), l’orientation vers La Mecque (en lieu et place de Jérusalem), le pèlerinage… Israël, en islam, n’a aucune connotation ni eschatologique ni spirituelle ni généalogique. L’islam ne se situe pas dans une lignée historique, il est commencement absolu ou, si l’on veut, retour à ce qui fut, avant Abraham, commencement absolu.

+ Antoine Moussali, CM