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mardi, 16 juillet 2019

NÉVROSE OUVRIÈRE ET CONTRELITTÉRATURE

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   Ce qui oppose la contrelittérature à tous les dandysmes romantiques, c'est ce que j'appelle la névrose ouvrière. Plus qu'une névrose de classe, elle dévoile l'opérativité herméneutique de l'acte contrelittéraire, la nécessité  du combat de l'être contre la volonté de puissance du paraître : elle est la révolte métaphysique de l'esprit de liberté contre l’oppression.


  marcel duchamp,pierre-guillaume de roux,michaël löwy,carl schmitt,michel bakounine,françoise bonardel,contrelittérature,connaissance des religions,simone weil,alain santacreu,georg lukacs,michel henry,yvon bourdet,stéphane lupasco.Alors directeur littéraire aux éditions du Rocher, Pierre-Guillaume de Roux non seulement ne prit jamais très au sérieux la contrelittérature mais, surtout, ne fit rien  pour la promouvoir (pour des raisons restées obscures, le livre-manifeste qui aurait dû paraître au Rocher en 2002 ne fut édité que trois ans plus tard, en 2005.

  Et tant d'autres qui ne comprirent rien à la contrelittérature... Faux compagnons de route, même s'ils étaient pour la plupart honnêtes hommes, comme on dit, et pour quelques-uns de grande valeur humaine. S'ils ne furent pas mes frères en contrelittérature, ils se révélèrent excellents intercesseurs dans la voie de l'homme intérieur et leur côtoiement encouragea l'approfondissement de ma réflexion. Quelques-uns disaient comprendre mais il ne savaient pas dans leur chair ce que signifiait la « névrose ouvrière ». 

  J'aurais voulu que la contrelittérature fût un ouvroir, c’est-à-dire un « lieu de travail en commun », un travail sur soi dans notre rencontre avec l'autre, que chacun soit l'ouvrier de lui-même : la recouvrance de la communauté créatrice perdue, tel le cénacle d'âmes pures réunies autour du Daniel d'Arthez des Illusions perdues de Balzac. Une création collective par solidarité permutative. Cela ne s’est pas fait ainsi. 

 

***

  Le romantisme n’est pas un mouvement littéraire de la première moitié du XIXe siècle, comme l’affirment les manuels scolaires, c’est une vision du monde, une Weltanschauung qui englobe non seulement la littérature et les arts mais tous les domaines de la culture – la philosophie, la théologie, la politique, les sciences sociales, etc. – Évidemment, j'emploie ici le terme  littérature dans son acception traditionnelle et non pas au sens contrelittéraire qui envisage la littérature comme la Weltanschauung du monde moderne.

  La naissance du romantisme, au mitan du XVIIIe siècle, correspond  au début de la révolution industrielle et de l’essor du capitalisme moderne. Une oeuvre l’inaugure : le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau, publié en 1755. Contrairement à la doxa universitaire qui le fait se terminer à la moitié du XIXe siècle, Michaël Löwy estime que le romantisme, sous différentes formes, a traversé tout le XXe siècle, jusqu’à nos jours1. En ce sens, la contrelittérature est un romantisme, c’est-à-dire un phénomène contradictoriel – pour employer une terminologie lupascienne – à la fois révolutionnaire et contre-révolutionnaire, progressiste et conservateur, rationaliste et mystique.

 

*** 

   L’expression « romantisme anticapitaliste » apparaît dans un article que Georg Lukács consacre en 1931 à Dostoïevski. Ce concept met l’accent sur l’élément unificateur des deux pôles antagonistes du romantisme. En effet, la révolte contre le monde moderne peut se faire soit au nom de la tradition, soit au nom de la révolution. L’esprit bourgeois est l'objet unique de cette critique bifide car la bourgeoisie est autant l’ennemie de l’aristocratie à laquelle elle a subtilisé le pouvoir politique, que du peuple auquel elle a confisqué le pouvoir démocratique.

  Le conservateur Carl Schmitt, dans son essai sur le Romantisme politique, voit lui aussi une Weltanschauung spécifique au romantisme dont il fait remonter les racines à la naissance de la philosophie moderne en 1637, avec le Discours de la méthode de Descartes, moment où la pensée égocentrique impose la distinction entre le sujet et l’objet et abandonne la vision géocentrique de la nature2marcel duchamp,pierre-guillaume de roux,michaël löwy,carl schmitt,michel bakounine,françoise bonardel,contrelittérature,connaissance des religions,simone weil,alain santacreu,georg lukacs,michel henry,yvon bourdet,stéphane lupasco.

  L’idée d’une théologie politique surgit dans l’esprit de Carl Schmitt à partir d’une critique dirigée contre Michel Bakounine. Ce dernier avait écrit, en 1871, La théologie politique de Mazzini et l’Internationale. Schmitt reprend l’expression « théologie politique » en la retournant contre celui qu’il considère comme son ennemi absolu. 

  Contre l’optimisme linéaire des Lumières bourgeoises se dressent deux romantismes : l’un conservateur et aristocrate, celui de Carl Schmitt, l’autre révolutionnaire et populaire, celui de Michel Bakounine. Tel est l’antagonisme contrelittéraire fondamental.

SCHMITT                                                               BAKOUNINE 

Théologie politique ______________*____________ Athéologie politique     

Catholicisme romain                                                 Gnose dualiste

Représentation                                                         Non-représentation

Incarnation                                                              Désincarnation

Éros                                                                        Agapè

Pessimisme anthropologique                                     Optimisme anthropologique

État total                                                                 Principe fédératif autonome

Autorité                                                                   Liberté

Forme                                                                     Matière

Dynamique homogène                                              Dynamique hétérogène                                                       

Éthique macrophysique                                             Éthique microphysique

[...]                                                                         [...]

   Dans ce schéma – qu'il nous faudrait développer davantage – l'antagonisme "Forme-Matière" renvoie à la dichotomie aristotélicienne, tandis que les deux dernières relations antagonistes – "Dynamique homogène-Dynamique hétérogène" et "Éthique macrophysique-Éthique microphysique" s'appuient sur la logique du contradictoire proposée par le philosophe Stéphane Lupasco3.

 

 ***

  Le compte-rendu que Françoise Bonardel consacra au n° 14 de Contrelittérature dans la revue Connaissance des religions4, était prémonitoire de notre histoire.  Citons-en  deux passages.

  Le premier est une courte phrase qui se présente sous la forme d’une incise : « – le mot recouvrance revient comme un leitmotiv dans presque chaque numéro – ».

  Le second, beaucoup plus long, concerne la notion de "talvera"5 :

  « Or c’est probablement là où Contrelittérature joue son va-tout et son avenir : quelle place aujourd’hui en France pour une "talvera" donnant une tout autre tournure au débat ? La place est à conquérir, et ensuite à préserver des intrusions parodiques du dehors et des trahisons du dedans. Le risque commence semble-t-il dès que, s’éloignant si peu que ce soit de l’image proposée, on cherche à mettre ce qu’elle suggère en mots, tant il est vrai que dans la talvera le "contre", accolé à la littérature, ne peut se contenter de rouvrir la scène où l’on polémique depuis des lustres et se paie de mots. Espace laissé "inculte" par le mouvement même de la charrue, la talvera ne peut donc sans se renier elle-même devenir l’autre scène où, renversant les rapports de force existant, l’on règle obsessionnellement ses comptes à l’idéologie ambiante, au "gros animal" social déjà suspecté par Platon, puis par Simone  Weil, de conspirer contre la verticalité à quoi tend naturellement l’âme. Elle ne peut pas non plus devenir le bercail où rapatrier les nostalgies passéistes, les convictions spirituelles ou politiques bien trempées mais mises au ban des agora officielles, les adhésions inconditionnelles à tel ou tel mouvement, parti, cénacle ésotérique ou littéraire. Espace de "non pouvoir", comme le rappelle si justement Alain Santacreu, la talvera invite en effet chacun à cultiver "une forme supérieure de l’anonymat", un art de s’effacer au travers de l’Écriture qui, loin de remplir cet espace vierge, puisse le faire au contraire rayonner partout où opère cette force clairvoyante et anonyme qu’Artaud reclus à Rodez nommait dans ses dernières années « le dieu de la charrue ». »

  Françoise Bonardel avait bien vu que les deux romantismes de la contrelittérature, celui de la "recouvrance" conservatrice et celui révolutionnaire d'"une forme supérieure d’anonymat", devaient se rencontrer au centre de la talvera, au risque pour la contrelittérature elle-même de ne jamais venir à l’être.

 

 ***

  « Venir à l’être, veut dire selon cette ontologie traditionnelle transcrite dans la phénoménologie sur laquelle elle repose : venir au monde. Mais venir au monde, n’est-ce pas aux yeux de tout un chacun, philosophe ou non, ce que veut dire naître ? »

Michel Henry, Phénoménologie de la naissance. 

 

*** 

  En 1957, en France, sur les traces du jeune Lukács, le sociologue Henri Lefebvre avança le concept de "romantisme révolutionnaire", dans un article publié à la N.R.F.6 1957. Henri Lefebvre venait de rompre avec le parti communiste, à la suite de l’écrasement du mouvement ouvrier de Budapest.. Cet article concrétise cette rupture. Lefebvre y renoue avec la sensibilité libertaire de sa jeunesse quand il était proche du surréalisme.

  Aujourd’hui presqu’oublié, Henri Lefebvre fut un des intellectuels les plus importants de cet "Âge des extrêmes", étudié par Éric Hobsbawm, qui s'étend de la première guerre mondiale à la chute de l’empire soviétique7. Lefebvre définit le romantisme révolutionnaire par opposition à ce qu’il appelle l’ancien romantisme. Selon sa formulation : dans l’ancien romantisme « l’homme est en proie au passé », tandis que pour le romantisme révolutionnaire « l’homme est en proie au possible ». L’échec de l’art moderne serait dû non seulement à son refus de tout modèle formel, mais aussi à ses tentatives réitétérées d’ouverture du médium artistique (51). Pour Lefebvre, les formes d’art doivent être déterminées par la critique radicale de l’existant, par une prise de conscience de la laideur de la vie bourgeoise (31).

 L’ancien romantisme « tend inévitablement vers une attitude réactionnaire » (35) et, ce faisant, il homologue de fait la réalité de la société bourgeoise en la fuyant, lui préférant une réalité onirique, cherchant son salut dans le retour aux origines et le passé mythique. 

  Ainsi, ce que nous appellerons le romantisme littéraire prend ses distances par rapport au présent en se servant du passé, il vit dans l’obsession et la fascination de la grandeur, de la pureté du passé. Dans sa première phase pérennialiste, la contrelittérature naissante fut sous l’emprise de ce type de romantisme, le mythe du passé prenant la forme de la tradition primordiale dans son acception guénonienne.

  Le romantisme révolutionnaire s’oppose à l’ancien romantisme littéraire, même s'il intégre certaines de ses options critiques et créatives. Il est à la fois un prolongement et une rupture. Pour Lefebvre l’artiste ne doit pas se réfugier dans le passé pour effacer la réalité du monde, il doit au contraire comprendre le monde pour « dénoncer les aliénations de la vie humaine. » (59)

  Ce nouvel art romantique est un combat contre l’esprit bourgeois, une aspiration à réaliser ce que Lefebvre appelle le "possible-impossible". Seule l’utopie, la virtualité de l’impossible, permet de « franchir l’abîme entre le vécu partiel et le présent total. » (68)

 marcel duchamp,pierre-guillaume de roux,michaël löwy,carl schmitt,michel bakounine,françoise bonardel,contrelittérature,connaissance des religions,simone weil,alain santacreu,georg lukacs,michel henry,yvon bourdet,stéphane lupasco. Il faudrait rappeler ici la dispute qui opposa Guy Debord à Henri Lefebvre au sujet du "romantisme révolutionnaire". Ayant lu l’article de Lefebvre dans la N.R.F., Debord lui répondit immédiatement dans le n°1 de la revue de l’Internationale situationniste (juin 1958) par un texte intitulé « Thèses sur la révolution culturelle », puis dans le n°3 (décembre 1959) par un autre texte intitulé « Le sens du dépérissement de l’art ». Selon Debord, Lefebvre serait resté prisonnier des anciennes catégories esthétiques, l’œuvre demeurant pour lui un "objet privilégié" (60). Pour Debord, il faut en finir avec l’idée même d’art : « Le monde de l’expression, quel que soit son contenu, est déjà périmé ». Debord et les situationnistes proposent, dans la lignée de Marcel Duchamp et des dadaïstes, de dépasser l’art et de le réaliser dans la vie quotidienne. Dans cette perspective, l’I.S. adoptera en 1961 une résolution définissant toutes les œuvres que les situationnistes pourraient produire comme "anti-situationnistes."

  Henri Lefebvre donnera une nouvelle version de son article  dans un chapitre, intitulé « Vers un nouveau romantisme », de son Introduction à la modernité, publiée en 1962. Il y qualifie les situationnistes de "romantiques". Guy Debord lui répondra dans une lettre : « Si le romantisme peut se caractériser, généralement, par un refus du présent, sa non-existence traditionnelle est un mouvement vers le passé ; et sa variante révolutionnaire une impatience de l’avenir. Ces deux aspects sont en lutte dans tout l’art moderne, mais je crois que le second seul, celui qui se livre à des revendications nouvelles, représente l’importance de cette époque artistique. »9 La logique disjonctive debordienne révèle ici son incapacité à concevoir la contradiction inhérente au mouvement romantique. 

  Sur l’espace de la talvera, le romantisme d’Henri Lefebvre emprunte le sillon apophatique de l’anonymat révolutionnaire, tandis que le dandysme romantique de Guy Debord suit le sillon cataphatique de la recouvrance réactionnaire – cette trajectoire se confirmera avec la parution, en 1988, de ses Commentaires sur la société du spectacle. Michel Onfray, qui a consacré plus de la moitié de son récent ouvrage L’autre pensée 68 aux figures d’Henri Lefebvre et Guy Debord, observe avec malice : « Guy Debord fait penser au trajet de Brummell, prince des dandys, qui construisit sa vie comme une légende, à défaut d’en faire une oeuvre d’art. »10 

marcel duchamp,pierre-guillaume de roux,michaël löwy,carl schmitt,michel bakounine,françoise bonardel,contrelittérature,connaissance des religions,simone weil,alain santacreu,georg lukacs,michel henry,yvon bourdet,stéphane lupasco. C’est dans le sillon romantique tracé par Henri Lefebvre que  nous souhaiterions mettre nos pas, ce sillon qui va de La somme et le reste (1959) à La présence et l’absence (1980), en marchant au rythme du mouvement d'une pensée qui, s’éloignant des dogmes idéologiques, s’ouvre au possible du contradictoire.

  Il est impossible pour la conscience humaine de se libérer à partir de rien, la délivrance se produit à partir d’une materia prima, d’un "résidu", pour reprendre le terme de Lefebvre, apte à recevoir la transmutation révolutionnaire. Contre la tabula rasa du dandysme situationniste, il est regrettable que, par convenance à l’air du temps ou allégeance de parti, Henri Lefebvre n’ait pas osé inclure dans sa poièsis l’ingrédient essentiel de ce reste, le refoulé de la pensée moderne : la mystique qui est l’état de l’être où l’humain se libère – et, qu’avec Maître Eckhart, nous devons comprendre comme un athéisme absolu. Dieu est ce reste à partir duquel je peux me libérer de Dieu : « Je prie Dieu de me libérer de Dieu ! » (Maître Eckhart) La mystique est une praxis qu’il nous faut dégager des implications idéalistes pour la ramener à l’authentique vécu de la révolution intégrale.

 

 ***

  Aux deux formes du romantisme correspondent deux types de mélancolie : le dandysme et la névrose ouvrière. Le dandysme est une névrose, une forme de mélancolie acédiaste, comme l’a montré Pierre Le Vigan dans son livre Le malaise est dans l’homme.11 

  Avec l’apparition de la figure du dandy, le romantisme inaugure la culte du personnage. Le dandy crée sa propre unité par une attitude esthétique singulière. « Vivre et mourir devant un miroir » serait la devise du dandy, selon Baudelaire. Mais le personnage du dandy suppose un public auquel il puisse s’opposer. Comme le remarque Albert Camus : « le dandy ne peut se poser qu’en s’opposant. Il ne peut s’assurer de son existence qu’en la retrouvant dans le visage des autres. Les autres sont le miroir. »12 Le dandysme est donc une posture "littéraire", une tentative de dissimulation – et non de libération – de l’acédie ontologique.

  L’histrionisme révolutionnaire de Guy Debord fut un dandysme réactionnaire. Alors qu’Henri Lefebvre est aujourd’hui pratiquement oublié, Guy Debord compte d’ardents thuriféraires à travers tout le spectre politique actuel, jusqu’à la Nouvelle Droite qui en a fait une de ses références critiques.

  Dans sa révolte métaphysique contre Dieu et la loi morale, la figure du romantisme est le dandy. Le passage de la révolte à la révolution est la marque de la névrose ouvrière. 

 

***

  Walter Benjamin, qui avait le projet d’écrire sur Baudelaire, aurait voulu donner ce sous-titre à son livre : « Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme. » En effet, le personnage du dandy apparaît dans une période historique précise et, s’il y a eu plusieurs dandysmes, incarnés par des personnages aussi hétéroclites que George Brummell, Lord Byron, le comte d’Orsay, Oscar Wilde ou encore Charles Baudelaire, tous se sont manifestés durant la seconde moitié du XIXe siècle.

  La présence du dandysme littéraire dans la contrelittérature se découvre dans la figure du poète Luc-Olivier d’Algange.  Il collabora de façon régulière à la revue et fut un des co-signataires du livre-manifeste paru en 2005 aux éditions du Rocher. D’Algange revendique un type de dandysme plotinien qu’il assimile à une quête théologique du Vrai. Dans la perspective de cette vision logocrate, les pratiques théologique et  poétique se confondent. 

  Luc-Olivier d’Algange a exposé sa conception du dandysme dans  ses essais Le songe de Pallas13 et La métaphysique du dandysme14 où il prend comme modèle Joseph Joubert pour illustrer son point de vue. Joubert (1754-1824) étant à cheval entre le XVIIIet le XIXsiècle, un tel choix montre que le dandysme de d'Algange est une volte-face métaphysique, un retournement plotinien inspiré par le désir de la recouvrance d'une parole perdue.

 

***

  Le romantisme révolutionnaire d’Henri Lefebvre ne consiste pas à interprétrer le monde mais à le transformer. Il prône une dialectique « régressive-progressive » ; régressive parce qu’elle se fonde sur les mouvements révolutionnaires du passé (de la Commune de Paris en particulier), et progressive parce qu’anticipatrice et utopique, à l’image de ce qu'Ernst Bloch nomme le principe Espérance.

  Le parallèle entre Lefebvre et Bloch s’impose non seulement parce qu’ils étaient l’un et l’autre des marxistes non orthodoxes mais parce que leur œuvre respective est traversée par le thème de l’utopie. Ce motif, présent dès ses premiers écrits, L’esprit de l’utopie (1918) et Thomas Müntzer, théologien de la révolution (1921), est envisagé par Ernst Bloch à travers le prisme du messianisme juif. 

  Je rappellerai d’emblée la distinction, essentielle selon moi, que Martin Buber a proposé entre deux messianismes juifs : l'apocalyptique et le prophétique. Dans la vision eschatologique de Buber, le messianisme prophétique soumet la réalisation de la rédemption à la volonté d’adhésion de tout homme interpellé par Dieu, tandis que pour le messianisme apocalyptique, la décision de la rédemption cathartique est strictement divine et "instrumentalise" en quelque sorte l’humain pour son accomplissement. Ces deux messianismes correspondent, dans la vision bubérienne, aux deux communismes historiques : le messianisme prophétique s’identifiant au communisme libertaire et le messianisme apocalyptique au communisme autoritaire. 

  Cette distinction s’applique-t-elle au marxiste Ernst Bloch ? L’utopie révolutionnaire se confond chez lui avec un messianisme syncrétiste où se mêlent Joachim de Flore et Isaac Louria. On remarquera qu’Henri Lefebvre s’est lui-même inspiré de l’oeuvre de Joachim de Flore pour construire sa théorie des moments.

marcel duchamp,pierre-guillaume de roux,michaël löwy,carl schmitt,michel bakounine,françoise bonardel,contrelittérature,connaissance des religions,simone weil,alain santacreu,georg lukacs,michel henry,yvon bourdet,stéphane lupasco,henri lefebvre,romantisme révolutionnaire,Âge des extrêmes,guy debord,internationale situationniste,introduction à la modernité,commentaires sur la société du spectacle,la somme et le reste,la présence et l'absence,maître eckhart,pierre le vigan,baudelaire,albert camus,acédie ontologique,le malaise est en l'homme,l'homme révolté,éric hobsbawm,george brummell,byron,comte d'orsay,oscar wilde,joseph joubert,le songe de pallas,luc-olivier d'algange,la métaphysique du dandysme En 1921, dans sa biographie de Thomas Müntzer, Bloch affirme croire en l’imminence, en Europe, d’un changement révolutionnaire radical qu’il décrit comme la venue de la « Princesse du Sabbat » (sans doute la Shekhina, la présence de Dieu dans le monde) qui lui apparaît cachée derrière une muraille craquelée, alors que « haut dressée sur les décombres d’une civilisation ruinée s’élève l’esprit de l’indéracinable utopie. »15

  Effectivement ce n’est pas en 1936 que la véritable révolution sociale pouvait se produire en Europe occidentale, et cela explique l'échec de la révolution  anarchiste en Espagne, mais bien entre 1918 et 1922, avant la montée des fascismes (c’est précisément à cette tâche que s’adonne Julius Wood, le personnage principal de mon roman Opera Palas dans lequel intervient la dimension du messianisme juif en son "ombre et lumière".)

   Le sociologie Karl Mannheim, dans son ouvrage Idéologie et Utopie, a donné une définition très pertinente du concept d'utopie : toutes les représentations, aspirations ou images du désir qui s'orientent vers la rupture de l'ordre établi et exercent une "fonction subversive".

   Le romantisme allemand naquit à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Contrairement au romantisme français qui apparaît après la période classique au XVIIe siècle, le premier romantisme allemand du Cercle d’Iéna est contemporain du classicisme de Weimar, celui de Goethe et de Schiller. 

   La vision classique du monde cherche à accorder les différences culturelles entre les deux classes sociales dominantes de la noblesse et de la bourgeoisie. 

   À l'inverse du romantisme français qui se construit en réaction contre l’esprit bourgeois, le romantisme allemand élude la modernité bourgeoise, même s’il la fuit par l’ironie et le rêve.

   Si le romantisme français méprise la bourgeoisie, c’est parce qu’elle a confisqué et trahit la révolution à son profit. Dans le romantisme allemand, le refus de la société bourgeoise demeure littéraire et se résoud dans une acceptation de fait. Dans le romantisme français, le refus est aussi politique et aspire à un dépassement social qui finira par éclater, après 1830, quand la main mise bourgeoise sur la société s’imposera définitivement.

   Henri Lefebvre montre que cette différence radicale entre les deux romantismes se manifeste dans leur manière d’interpréter la nature. Pour le romantisme français, le concept de nature garde un contenu anthropologique, « il implique l’égalité entre les hommes, la bonté originelle, la liberté et la fraternité possible » (41) Dans le romantisme allemand, le concept de nature prend un sens cosmologique, la nature mystérieuse détient la clé de l’énigme humaine.

   La sensibilité du romantisme allemand ne se développera en France qu’après la dernière révolution de 1848 et l’échec de la Commune de 1871, avec le consentement « démocratique » à la société bourgeoise.

 

***

   Il est temps à présent de dévoiler le sens intellectif de ce que j’entends par névrose ouvrière. Je prendrai comme support l’essai sur La personne et le sacré16 que Simone Weil écrivit à Londres dans la dernière année de sa vie. L’enjeu de cet essai est la quête d’un principe qui se place au-delà des institutions sociales démocratiques et sans lequel ces dernières deviennent les négatrices des libertés humanistes qu’elles prétendent réaliser. 

  marcel duchamp,pierre-guillaume de roux,michaël löwy,carl schmitt,michel bakounine,françoise bonardel,contrelittérature,connaissance des religions,simone weil,alain santacreu,georg lukacs,michel henry,yvon bourdet,stéphane lupasco,henri lefebvre,romantisme révolutionnaire,Âge des extrêmes,guy debord,internationale situationniste,introduction à la modernité,commentaires sur la société du spectacle,la somme et le reste,la présence et l'absence,maître eckhart,pierre le vigan,baudelaire,albert camus,acédie ontologique,le malaise est en l'homme,l'homme révolté,éric hobsbawm,george brummell,byron,comte d'orsay,oscar wilde,joseph joubert,le songe de pallas,luc-olivier d'algange,la métaphysique du dandysme L’éthique et la pensée politique ultimes de Simone Weil se situent dans l'expérience centrale du "malheur". Le malheur est la marque de l’esclavage, un état de solitude et de dénuement complet. Il est la conscience obscure et muette de celui qui n’a aucun bien.

   Autant qu'une expérience mystique, il s'agit d’une philosophie : le malheur est l'impossibilité d’être qui définit la pensée humaine. L'expérience du malheur est névrotique puisque, comme toutes les névroses, elle se joue dans le langage et, en l’occurrence, dans l’impuissance langagière à dire le malheur. Car l'expérience existentielle du malheur n'est donnée qu'à celui qui a absolument tort du point de vue de la société, celui qui est démuni de tout.

   Pour Simone Weil, il y  deux cris en l’homme. Celui muet de l’esclave qui n’a pas l’usage des mots, le cri inarticulé du malheur : « Pourquoi me fait-on du mal ? ».  Et l’autre cri, tonitruant, qui retentit comme un rot dans la panse du « Gros animal » social : « Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi ? »

   La partie de l’âme qui demande « Pourquoi me fait-on du mal ? » est la plus profonde qui, en tout être humain, même le plus vil, est demeurée intacte et parfaitement innocente depuis l’enfance. Cette partie enfantine de l’âme est le lieu où résonne le cri muet de  la névrose ouvrière. 

 Au commencement est la relation, tel est le Bereshit qui frappe dans le coeur de l’homme. On entre en relation comme on entre en sacerdoce car l' "entre" est le sacré (le tiers caché dont parle Basarab Nicolescu).

   Simone Weil dit que pour aimer l'humanité, il faut avoir un ami. Cet ami n'est pas extérieur à nous et pourtant « On a toujours besoin, pour soi-même, de signes "extérieurs" de sa propre valeur », dit-elle dans La condition ouvrière.

 C'est ce paradoxe existentiel que j'appelle la "névrose ouvrière", le paradoxe entre l'ami secrètement inclus et le besoin de signes extérieurs qui donne le sentiment d'être. Simone Weil a bien vu que l'ouvrier était dépossédé de  la possibilité même de se sentir être et que seule la relation avec l'ami intérieur pourrait le lui rendre (la différence entre l'ouvrier et le paysan est que ce dernier était en capacité d'être : il fallait le "prolétariser". Tel est son "christianisme" qui n'a rien d'institutionnel. Cette partie enfantine de l’âme d'où jaillit le cri de la névrose ouvrière est l'athanor de la véritable révolution.

***

   Le moment est venu d'aborder la notion de "gnose anarchiste". Une citation extraite du premier tome des Mémoires de Raymond Abellio, viendra ici orienter mon propos : "Dresser, au regard de l'homme intérieur, le bilan d'une vie, c'est interroger cet être pour-le-sexe, cet être pour-l'art et cet être pour-la-mort qui constituent, seuls mais ensemble, l'irréductible d'un homme."

L'être pour-le-sexe correspond à l'incarnation de l'être dans le corps ; l'être pour-l'art ressortit à l'assomption de l'âme vers l'être ; seul l'être pour- la- mort est la connaissance  de l'esprit ; car, si le destin du corps et de l'âme est être souillés, étant liés à la linéarité du temps, l'esprit demeure éternellement pur.

 

(à suivre)

 

 

 

NOTES :

 

1. Voir notamment Michaël Löwy (en collaboration avec Robert Sayre), Esprits de feu. Figures de l’anti-capitalisme romantique, Éditions Sandre, 2010.

2. Carl Schmitt, Politische Romanik, 1919. Version française de G. Linn, Romantisme politique, Librairie Valois-Nouvelle Librairie nationale, 1928. 

3Deux livres de Stéphane Lupasco m'ont particulièrement inspirés : Les trois matières et  L’homme et ses trois éthiques.

4. Françoise Bonardel in n° 73-74 de Connaissance des religions, juillet-décembre 2004, p. 252-254.

5. Mon intérêt pour la notion de "talvera" a été suscité par la lecture de l'ouvrage du sociologue Yvon Bourdet, L'espace de l'autogestion, Galilée, 1979. Sur la talvera, on  lira dans ce blog.

6. Henri Lefebvre, « Vers un romantisme révolutionnaire », La Nouvelle Revue Française, 1er octobre 1957, p. 645 et 647. Je cite le texte dans une autre édition : Henri Lefebvre, Vers un romantisme révolutionnaire, Nouvelles Éditions Lignes, 2011. Les chiffres entre parenthèses qui suivent les citations renvoient à la pagination de cette publication.

7. Éric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Le court XXe siècle, Complexe, 1999.

8. Internationale situationniste n° 7, avril 1962.

9. Guy Debord, Correspondance I, Fayard, 1999, p. 332.

10. Michel Onfray, L’autre pensée 68 : contre-histoire de la philosophie, t. 11, Grasset 2018, p. 235

11. Pierre Le Vigan, Le malaise est dans l’homme (préface de Thibault Isabel). Contact : labarquedor@gmail.com

12. Albert Camus, « La révolte des dandys », dans L’homme révolté. 

13. L.-O. d'Algange, Le Songe de Pallas, suivi de De la souveraineté et de Digression néoplatonicienne, Alexipharmaque, 2007.

14. L.-O. d'Algange, Métaphysique du dandysme, Arma Artis, 2015.

15. Ernst Bloch, Thomas Münzer, Théologien de la révolution, Julliard 1975.

16. Simone Weil, La personne et le sacré, Rivages poche, 2017.