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lundi, 07 octobre 2013

Almah : la Vierge adolescente

 

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העלמה

 

par Jean-Marie Mathieu

 

 Le verset 14 du chapitre 7 d'Isaïe est probablement le texte le plus controversé de toute la Bible. L'auteur de cet article se propose de l'analyser en se focalisant sur un seul mot employé par le prophète, le mot hébreu ʻalmah qui désigne une « adolescente vierge ». Dans une première partie, d'accès facile pour qui ne connaît pas plus la langue hébraïque que la grecque, sont abordées les différentes traductions de ce passage, cité dans l'Évangile matthéen, et les controverses nées au cours de l'histoire de l'Église. Où l'on constate finalement que les apports de l'étude sémantique la plus pointue confirment la Tradition la plus vénérable. La seconde partie, sous-titrée La clef de la gnose  en référence à Lc 11, 52, se veut plus technique, plus savante car hérissée d'hébreu, de grec, de paragraphes grammaticaux ou de citations précises, afin que les lecteurs désireux d'approfondir les mystères de la Révélation divine aient une petite idée de la richesse et des nombreux harmoniques de la Parole de Dieu. Les autres pourront passer outre. Mais que tous et chacun n'oublient jamais le pressant conseil – qui ressemble fort à un ordre –  de notre divin Roi-Fils né de la Vierge Mère : «  Cherchez et vous trouverez ! » (Mt 7, 7 ; Lc 11, 9). On sait d'expérience que les efforts sont toujours payés de retour grâce aux joies de la découverte.

(Article paru dans Le Cep n° 65 d'octobre 2013, pp. 66-84)
                                                           

                              +++                                    

     Impossible de trouver un passage biblique qui ait fait couler autant d'encre, qui ait suscité autant de controverses et ce depuis près de mille neuf cents ans : le verset 14 au septième chapitre du livre du prophète Isaïe ! Un exégète a pu affirmer qu'il a plus été écrit de commentaires  sur l'interprétation de ce texte des Saintes Écritures que sur toute autre partie de l'Ancien Testament. C'est dire qu'il convient de scruter avec une attention soutenue  Is 7, 14. On en connaît le contexte historique.
     En 736 avant Jésus-Christ, le roi de Syrie (pays alors appelé Aram) et le roi d'Israël voulurent entraîner, dans une coalition contre l'Assyrie, le jeune roi de Juda, Achaz. Sur son refus, ils l'attaquèrent aussitôt, menaçant de renverser la dynastie davidique de Jérusalem, cette lignée porteuse de l'espérance messianique. C'est alors que le roi Achaz crut judicieux de se mettre sous la protection de la puissance assyrienne. Isaïe essaya en vain de contrecarrer cette politique humaine à courte vue, assurant que c'est sur YHWH seul qu'il fallait compter. Invité à demander un signe du Ciel, Achaz refusa, de peur, dit-il, de « tenter YHWH »[1]. Le prophète, comme gage de la volonté divine, s'adressa donc directement au roi : « Écoutez, maison de David : ne vous suffit-il pas de fatiguer les hommes, que vous en veniez à fatiguer mon Dieu ? » Puis il prononça la première et la plus célèbre de ses prophéties messianiques :
     « C'est pourquoi YHWH lui-même vous donnera un signe : Voici que la Vierge a conçu, et elle enfante un fils, et on lui donnera le nom d'Emmanuel. »
      La traduction française du mot souligné en gras ici (j'y reviendrai plus loin) veut rendre le mot hébreu העלמה  ha-ʻalmah  écrit dans la Bible, dans le Texte massorétique (= TM) ; précisons : ʻalmah est le terme désignant une « vierge », et  le  ha placé devant est l'article féminin « la »[2].
       Quand les Septante traduisirent les Saintes Écritures en grec, au IIIe siècle avant notre ère, ils rendirent ha-‘almah par ἡ παρθένος hè parthénos, « la vierge ». Matthieu – Lévy avant son appel par le Christ –  reprit ce mot tel quel dans son Évangile destiné aux fils d'Abraham : « Or, tout cela advint pour accomplir cet oracle prophétique du Seigneur[3] : "Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel.'' » (Mt 1, 22-23). L'Église adopta d'emblée, bien sûr, la version grecque de l'Ancienne Alliance qu'elle considéra comme quasi providentiellement inspirée du Ciel.
     Or, réalisant que les Septante annonçaient par trop clairement Jésus le Messie et la Vierge Mère de Nazareth, la Synagogue, au IIe ap. J.-C., rejeta cette traduction grecque des Saintes Écritures pour lui préférer les versions de trois érudits juifs hellénisants : Théodotion, Symmaque l'Ébionite et Aquila de Sinope. Sous le calame de ce dernier, par exemple, le mot parthénos en Is 7, 14, trop marqué christiquement on s'en doute, fut remplacé par celui de νεᾶνις néanis « jeune fille »[4], beaucoup plus dans la ligne du prophétiquement neutre ! Les militaires parleraient ici d'un véritable ''tir de barrage'', mis en œuvre par l'artillerie lourde, afin d'arrêter l'offensive ennemie qui menace de remporter la victoire[5].
      Dès la seconde moitié du IIe siècle, Justin de Naplouse (philosophe d'origine païenne, mort martyr à Rome en 165) écrivit à son ami Tryphon le Juif : « Mais vous et vos didascales avez le front de prétendre qu'il n'est pas dit, dans la prophétie d'Isaïe Voici la vierge concevra, mais Voici, la jeune fille (…). Et vous interprétez la prophétie comme se rapportant à Ézéchias, qui fut votre roi (...). Je m'efforcerai donc (…) de vous apporter brièvement la contradiction, en démontrant que la prophétie se rapporte à celui que nous confessons comme Christ[6]. »
       Puis ce fut au tour d'Irénée, petit-fils spirituel de l'Apôtre Jean (mort martyr à Lyon en 202), de dénoncer la gnose au nom menteur en insistant sur le ''signe de la Vierge'' d'Isaïe 7, 14 : « On ne saurait dès lors donner raison à certains, qui osent maintenant traduire ainsi l'Écriture : « Voici que la jeune femme (...) ». Ainsi traduisent en effet Théodotion d'Éphèse et Aquila du Pont, tous les deux prosélytes juifs. Ils sont suivis par les Ébionites[7]. »
 
     La controverse avec la Synagogue était lancée ! Même notre grand Jérôme, au IVe s., n'échappa pas aux affres du traducteur devant l'original hébreu, proche du TM actuel, qu'il avait sous les yeux dans sa "grotte" de Bethléem. Et si le père Joüon n'hésite pas à le féliciter pour la finesse de certaines tournures de sa version latine, la Vulgate, il n'en reste pas moins que Jérôme, peut-être influencé par certaines traditions rabbiniques, souligna l'ambiguïté du terme hébreu ʻalmah en son commentaire d'Isaïe 7, 14[8].  Ce qui ne l'empêcha pas, inspiré par l'Esprit Saint,  de le bien traduire : « Ecce virgo... »  

     La controverse continue toujours au XXIe siècle. À preuve ces deux faits récents :
   Mme Francine Kaufmann, professeur à l'université de Bar Ilan en Israël, déclara fin 2010 lors d'un entretien vidéo : « Certains textes [bibliques] peuvent être adaptés [par des chrétiens], comme par exemple le fameux texte de la Vierge que tout le monde connaît, c'est-à-dire : « La Vierge va devenir enceinte » [Is 7, 14], alors que l'hébreu dit : «  Vé-ha-... » Euh ?[9]... L'hébreu  ne dit pas  ha-bethoulah, qui serait le mot qu'emploie l'hébreu biblique quand il veut parler d'une « jeune fille vierge », mais le texte d'Isaïe dit : « ha-naʽarah », et na‘arah, c'est la « jeune fille » ou la « jeune femme », donc on ne peut absolument pas traduire  na‘arah  par bethoulah. Mais pour des raisons dogmatiques, le passage d'Isaïe, qui annonce la naissance d'un enfant, qui s'appellerait « Emmanuel » et qui sera engendré par une « jeune femme », une na‘arah, a été traduit par : « La Vierge concevra » (...). C'est l'exemple le plus classique, le plus traditionnel, mais il montre bien à quel point, à partir d'une traduction, on peut créer des dogmes et, parfois, on peut même créer des thèmes qui transforment, par exemple Israël, quand il s'agit d'Israël l'Église, en Israël peuple de  Dieu et juif en peuple maudit[10]. »

      Jean-Marie Élie Setbon (juif né à Paris en 1964, rabbin orthodoxe, puis loubavitch, converti au catholicisme et baptisé le 14 sept 2008) témoigne dans son dernier livre : « Au cours de notre discussion, [le carme Yannick Bonhomme] m'explique que les Évangiles sont le plein accomplissement des Écritures. Alors, je l'interroge : – Où voit-on dans l'Ancien Testament que le Messie doit naître d'une jeune vierge ? – Isaïe 7, 14 [répond le carme]. – Ça ne fonctionne pas ! lui dis-je. Il me regarde d'un air perplexe : – Pourquoi est-ce que ça ne fonctionne pas ? – Parce qu'il y a écrit « alma » qui veut dire « jeune fille ». Ce mot qu'on a traduit par vierge désignait toutes les femmes non mariées. Une vierge enfantera, en langage biblique, ça signifie tout bonnement : une femme va enfanter, ni plus ni moins, et pas qu'elle va enfanter virginalement[11] ! »

    En Occident chrétien, l'harmonie des deux Alliances entre Is 7, 14 et Mt 1, 23 fut à peine troublée par Sébastien Castellion, bibliste protestant français du XVIe siècle[12]. Au siècle suivant, Hugo Grotius, humaniste protestant hollandais, a semblé penser que la ‘almah en Isaïe aurait été tout simplement la femme du prophète de YHWH, ce qui ruinerait sans appel l'argument prophétique traditionnel.

    Tout changera au cours des siècles suivants, puisqu'on pourra constater des variations importantes sous la plume des différents traducteurs chrétiens. Il y a évidemment quatre cas possibles :

 1/ Is 7, 14

    la Vierge

     Mt 1, 23

    la Vierge

 2/       "

    la Vierge

           "

    la jeune fille, ou la jeune femme

  3/      "

    la jeune fille, ou la jeune femme

           "

    la Vierge

  4/      "

    la jeune fille, ou la jeune femme

           "

   la jeune fille, ou la jeune femme

     Chacun pourra rechercher, au gré de telle ou telle édition, la manière dont sont traduits ces deux passages-clefs de l'Ancien et du Nouveau Testament, il y a là un test très révélateur. On attend d'ailleurs avec intérêt la nouvelle traduction française de la Bible, faite sur la Néo-Vulgate (1979), annoncée par le cardinal Canizarès Llovera pour le 22 novembre prochain. Et pas seulement pour la sixième demande du Notre Père.
    Le premier cas peut être illustré, notamment, par Vigouroux (La Sainte Bible polyglotte, 1904), Crampon (La Sainte Bible,1923), Pirot & Clamer (La Sainte Bible, 1947), Segond (Bible Segond21, 2007)[13]. C'est la Tradition dans toute sa clarté, sa beauté, sa vérité.
   Le troisième est bien représenté par La Sainte Bible de Jérusalem (le Cerf, 1961) ; cas très intéressant, puisqu'il illustre cette idée explicitée par le dominicain Raymond Tournay : « Qu'il l'ait voulu ou non, [le traducteur des Lxx] a fait progresser la révélation en suggérant explicitement une naissance virginale[14] ». Cela suppose donc que le mot hébreu almah n'avait pas le sens de « vierge », sens qui ne se serait imposé que grâce au parthénos grec. Depuis lors, le 4e dimanche de l'Avent, de l'année A, donne à lire comme épître Is 7, 10-16 : « Voici que la jeune femme... », tandis que l'évangile de Mt 1, 18-24 proclame : « Voici que la Vierge... », avec comme résultat une pénible, une agressive dysharmonie ; on dirait d'un vilain bricolage. Il est patent que Joseph Ratzinger-Benoît XVI, dans son dernier ouvrage, en a été gêné. Après avoir transcrit la prophétie isaïenne : « Voici, la jeune femme est enceinte... », il explique deux pages plus loin : « Une quatrième thèse s'engage dans une interprétation collective : Emmanuel serait le nouvel Israël et la ʽalmāh (« vierge ») ne serait ''rien d'autre que la figure symbolique de Sion.'' »  Heureusement, la conclusion du chapitre ne laisse planer aucun doute sur l'orthodoxie catholique du Pape émérite, qui affirme clairement : « La conception et la naissance de Jésus de la Vierge Marie sont un élément fondamental de notre foi et un signal lumineux d'espérance[15]. »
    Le quatrième cas, enfin, est illustré on ne peut mieux par La Bible nouvelle traduction, éditée chez Bayard en 2001. En page 4, la Commission doctrinale des évêques de France « reconnaît que l'apparat critique comportant introduction, notes et glossaires permet d'inscrire cette traduction dans la Tradition vivante de la foi catholique (…). La Commission doctrinale souligne l'importance de cette traduction ; elle en reconnaît la portée littéraire et elle en encourage la lecture. » La « Tradition vivante » (« vivante » vous dis-je, qui voudrait d'une Tradition morte ou moribonde !), est-ce bien vrai ? Il faut y regarder de plus près[16]. En se reportant à la page 2 996, on peut lire une note tentant de justifier la traduction du verset 23, en Matthieu  chapitre 1er : « En grec classique, une parthenos peut être mariée ou pas, vierge ou non ; en Gn 34, 3 (Septante), Dina, qui vient d'être violée, est appelée parthenos. Une parthenos n'est plus une petite fille, sans être encore une femme accomplie, il s'agit plutôt d'une jeune fille, d'une jeune femme, d'une adolescente. » Vous avez bien lu : plutôt adolescente, jeune femme, jeune fille ! De peur d'oublier quelqu'une, le rédacteur de la note voit large... tout en oubliant ce principe logique de simple bon sens : la compréhension est en raison inverse de l'extension. Qui trop embrasse (ex-tension), mal étreint (com-préhension). Mais il me permet de parler d'un linguiste trop peu connu.
   Christophe Rico est agrégé de grammaire, docteur en grec ancien et habilité à diriger des recherches. Enseignant à l'université de Strasbourg, il est professeur de philologie grecque à l'École biblique et archéologique française de Jérusalem. Depuis 2011, il dirige dans la Ville sainte l'Institut Polis où les langues anciennes (grec, latin, hébreu biblique, syriaque, araméen talmudique, arabe classique) sont enseignées comme des langues vivantes, selon la technique de l'immersion totale. C'est donc un linguiste de poids, qui vient de publier un ouvrage – sur la prophétie d'Isaïe précisément – appelé à faire date[17].

     Que nous dit de si passionnant C. Rico ? Ceci, qui heurte à angle droit certaine note : « Dans l'histoire du grec ancien, l'évolution sémantique de ce terme [parthenos] est donc continue. Le champ sémantique auquel renvoyait parthenos en grec archaïque (« jeune fille non mariée ») va s'élargir en grec classique à l'acception de « jeune vierge », notamment dans les emplois métaphoriques et attributifs. Primordiale en grec hellénistique, cette valeur deviendra exclusive en grec koinè sémitisé, au point que le sème de « jeunesse » pourra s'estomper dans certains contextes (…).
L'apparition d'un emploi presque anachronique dans le passage de la Genèse relatif à l'humiliation de Dina ne manque pas, pour autant, de surprendre. Il répond en fait à une tendance générale de la langue du Pentateuque dans la version  de la Septante (…). L'exemple de Gn 34, 1-3 constitue au fond l'exception qui confirme la règle. Autrement, ni les discussions de Justin avec Tryphon, ni le changement de parthenos en neanis de la part d'Aquila, Symmaque et Théodotion en Is 7, 14 n'auraient plus aucune raison d'être[18]. »
   Chemin faisant, le savant linguiste, qui n'hésite pas à prendre le contre-pied de la plupart des versions modernes des traductions de la Bible, fait une étude sémantique poussée du mot hébreu qui nous occupe en Isaïe 7, 14, ce qui l'amène à conclure tout net : « D'un point de vue inductif (faits positifs), l'examen de l'ensemble des emplois, des versions et des textes disponibles engage le chercheur à soutenir la thèse ici avancée : ‘almâ désigne l'adolescente vierge. En l'absence d'éléments nouveaux, telle est la conclusion à laquelle conduisent les faits[19]. » Les exégètes, qui se reposaient sur une conviction sereine quant à la méprise dont aurait témoigné la Tradition sur le sens originel des termes hébreu ‘almah et grec parthénos, ainsi que sur la portée exacte de l'oracle d'Isaïe, et qui croyaient avoir obtenu une lumière définitive sur cette question, doivent remettre l'ouvrage sur le métier. La communis opinio a fait long feu. Les apports de l'étude sémantique la plus pointue confirment la Tradition la plus vénérable[20]. « Voici : la Vierge... »
Dommage, toutefois, que C. Rico ne connaisse pas P. Drach !

    Jean Racine emmena un jour son ami Jean de La Fontaine à l'Office des Ténèbres en la cathédrale Notre-Dame  de Paris ; mais il s'aperçut bien vite que le fabuliste s'ennuyait ferme. Il lui mit donc entre les mains une Bible pour le distraire. Notre bonhomme, ouvrant au hasard l'Ancien Testament, tomba sur Baruch, un disciple du prophète Jérémie (quasi inconnu des fidèles catholiques), dont le  Livre  est d'ailleurs absent de la Bible hébraïque. Il y lut la supplication des exilés juifs – placée entre les chapitres 2, verset 11, et 3, verset 8 –  et la trouva admirable. Il en fit la remarque à Racine, lui demandant fébrilement qui était donc ce Baruch. Puis, pendant plusieurs jours, à tous ceux de sa connaissance qu'il rencontrait, il disait tout à trac, émerveillé : « Avez-vous lu Baruch ? C'est un fort grand génie ! » Paraphrasant le célèbre fabuliste,  je pourrais, à mon tour, répéter à tous les chrétiens : « Avez-vous lu Daruch ? Avez-vous lu Paul Drach ? C'est un puissant génie ! »  
   Paul Drach est ce rabbin français du XIXe siècle, qui se convertit au catholicisme avant de publier un ouvrage majeur en deux volumes, indispensable pour ceux qui désirent entrer si peu que ce soit dans les arcanes des traditions bibliques[21]. Dans le second tome, il consacre des dizaines de pages à analyser la signification de l'hébreu ‘almah, ce mot qui « exprime  la virginité réelle, morale, de l'innocence, qui est la seule vraie virginité, et sans laquelle une fille n'est pas vertueuse (…). Ce mot qui exprime proprement et l'innocence morale et la pureté intacte d'une jeune vierge pudique dans toute l'étendue de l'expression. L'auguste fille de David, Marie, était le modèle le plus accompli de cette vertu qualifiée d'angélique[22]. » Si Christophe Rico avait lu Paul Drach, il aurait saisi toute l'importance que l'ex-rabbin accorde à la virginité morale, puisque rien n'indique qu'une adolescente, quoique bethoulah, c'est-à-dire pourvue de la virginité physique (bethoulym, « signes de la virginité physique féminine, hymen », comme on peut le comprendre en lisant Dt 22, 14-20), soit encore ‘almah « jeune vierge ». Drach avoue même que, afin de mieux préciser le sens des mots hébreux  dont il parle, il lui arriva plus d'une fois, « en suivant les rabbins à la trace, d'être obligé, pour les combattre avec leurs propres armes, de citer des endroits du Talmud où ce code peu mesuré sur les termes entre dans des détails qui peut-être effarouchent la pudibonde modestie de la vertu angélique[23]. »  

    Jean Guitton a rapporté les sombres pronostics que faisait Paul VI à la fin de son pontificat : « Il arrive que paraissent des livres où la foi est diminuée sur des points importants, que l'épiscopat se taise, qu'on ne trouve pas ces livres étranges. Et c'est cela qui, à mes yeux, est étrange. Il m'arrive de relire l'Évangile de la fin des temps et de constater qu'il y a en ce moment certains signes de cette fin[24]. »

    Ne perdons pas cœur, ne nous laissons pas voler notre espérance. Par une hymne du VIIIe siècle, donc depuis plus de mille ans, l'Église nous invite à saluer Marie, Mère de Dieu, comme « étoile de la mer ». Péguy, lui aussi, en sa détresse de pater familias, avait supplié « Étoile de la mer, inaccessible reine ! »

          Ave, maris stella,          Nous vous saluons, étoile de la mer,   
          Dei Mater alma,            Auguste Mère de Dieu,
          Atque semper Virgo,     Vierge pour toujours,
          Felix cæli porta.            Bienheureuse porte ciel.

          Sumens illud « Ave »     Vous qui avez reçu l' « Ave »
          Gabrielis ore                 Des lèvres de Gabriel,
          Funda nos in pace         Fixez-nous dans la paix,
          Mutans Evæ nomen.      D'Ève changeant le nom[25].


     Et quelle personne pourrait, plus que la Virgo paritura, plus que la Parthénos de Nazareth, plus que ha-ʽalmah annoncée par Isaïe, la Sainte Vierge adolescente Mère du grand Roi, être pour nous tous dans notre nuit « l'étoile de l'espérance » ?[26].


Notes :

[1] Voir lettre A dans la seconde partie intitulée "La clef de la gnose".
[2] Voir lettre B.
[3] Voir lettre C.
[4] Voir lettre D.
[5] Voir lettre E.
[6] JUSTIN MARTYR, Dialogue avec Tryphon, édition critique par Philippe BOBICHON, t. I, CH Fribourg, Éd. Saint-Paul, 2003, p. 293.
[7] IRÉNÉE de LYON, Contre les hérésies, III 21, 1, coll. « Sources chrétiennes » 211, Paris, le Cerf, 2002, p. 399.
[8] Cf. Corpus Christianorum Series Latina (= CCSL), Turnhout, 1953, 73, 103.
[9] Voir lettre F.
[10] Vidéo en VOD Documentaire sur le site internet : kto.tv, au 6 décembre 2010 : ''André Chouraqui. L'écriture des Écritures'' ;  début à 61' 07'' - fin à 62' 24''  / 89'  56''.
[11] SETBON Jean-Marie Élie, De la kippa à la croix. Conversion d'un Juif au catholicisme, Paris, Salvator, 2013, pp. 133-134. On attend avec impatience son prochain livre, qui devrait comporter de nombreuses citations bibliques précises...
[12] Voir lettre G.
[13] Bible Segond21, publiée en 2007 par la Société Biblique de Genève : 21 veut rappeler le XXIe siècle ; la princeps fut disponible dès 1880 ; ce fut en 1975 que les Nouvelles Éditions de Genève lancèrent la Bible Segond révisée. Louis SEGOND est un  théologien protestant libéral modéré ! Certains protestants seraient-ils plus mariaux que certains catholiques ? certains exégètes non papistes plus respectueux de la Tradition et des Saintes Écritures que certains fils de l'Église ? La Segond21 peut désormais être lue en ligne gratuitement sur le site : universdelabible.net.
[14] TOURNAY Raymond op., art. « L'Emmanuel et sa Vierge-Mère », in Revue thomiste, 55/2 (1955), p. 258.
[15] RATZINGER Joseph-BENOÎT XVI, L'enfance de Jésus, Paris, Flammarion, 2012, pp. 73, 75 & 84.
[16] Voir lettre H.
[17] RICO Christophe, La mère de l'Enfant-Roi. Isaïe 7, 14, coll. « Lectio divina » 258, Paris, le Cerf, 2013. On peut lire également de l'auteur, 84 pages sur le même sujet : « ῾Almah et Parthenos dans l'univers de la Bible : le point de vue d'un linguiste »,  en ligne d'accès libre sur le site internet : academia.edu.
[18] Ibid., pp. 31 & 33.
[19] Ibid., p. 181.
[20] Voir lettre I.
[21] DRACH Paul, De l'harmonie entre l'Église et la Synagogue, en 2 t., Paris, Mellier, 1844 ; reproduction anastatique     de l'édition originale par Ir. Joris M. Desbonnet, de Gent en Belgique, en 1978.  Cette œuvre majeure trop peu connue devrait figurer en bonne place dans toute bonne bibliothèque catholique ; elle est en ligne d'accès libre sur le site Wikipédia à : « David-Paul Drach », dans la rubrique : ''Œuvres téléchargeables''.
[22] Ibid., t. II, pp. 157 & 174.

[23] Ibid., t. II, p. 110. Voir aussi lettre J.

[24] GUITTON Jean, Paul VI secret, Paris, DDB,1979, p. 168, cité par le P. Philippe ROLLAND, in La mode « pseudo » en exégèse. Le triomphe du modernisme depuis vingt ans, Paris, Éd. de Paris, 2002, p. 239.
[25] Voir lettre K.
[26] Cf. BENOÎT XVI, encyclique Spe salvi, 30 novembre 2007, § 49.

                      

                                       
                                       

La clef de la gnose

(γνωσις,  γνώσεως  gnôsis, gnôséôs « science, connaissance » : Lc 11, 52).

     En guise d'avertissement. Le père Jousse savait très bien que l'enseignement évangélique est gradué en fonction de ceux qui le reçoivent. « Les leçons rythmo-catéchistiques de Iéshoua, écrivait-il, sont d'un style différent dans les Évangiles synoptiques et dans l'Évangile johannique. Elles doivent l'être puisqu'elles ressortissent à deux genres différents : le rythmo-catéchisme élémentaire et le rythmo-catéchisme supérieur[1]. »
      Quand on lit les Évangiles, on voit que Jésus enseignait les foules en paraboles, mais aux disciples, à part, il expliquait tout. Il y avait donc un enseignement réservé aux Douze. Et avec certains d'entre eux, Jésus va plus loin.

     Forte de ce constat, sœur Jeanne d'Arc s'interroge pertinemment : « Et comme Jésus avait réservé un enseignement plus haut et plus intime à quelques disciples, pourquoi Jean n'aurait-il pas fait de même ?[2] » Si Paul de Tarse, en 1 Tm 6, 20, dénonce une « gnose au nom menteur » ψευδωνύμου γνώσεως, pseudônumou gnôséôs, ou « gnose mensongère », ou encore « pseudo-science » (expression qui sera reprise en grec par Irénée de Lyon dans le titre de son ouvrage Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur), c'est donc qu'il devait exister une vraie gnose, une gnose au nom véridique. La clef existe.

     A : Dans le contexte de la demande d'un signe venant du Ciel, le verbe hébreu נסה nissah « tenter » n'apparaît qu'en deux seuls endroits de la Bible : ici en Is 7, 13, et avant en Jg 6, 39. Gédéon, qui voulait l'assurance de la victoire, demanda à Dieu un signe duel : que la rosée mouille une toison de laine posée sur le sol, puis, inversement, qu'il n'y ait de sec que la toison, pendant que tout le sol alentour serait humidifié  par la rosée nocturne. Les Pères de l'Église ont vu dans ce signe l'annonce de la maternité virginale de Marie. Le vitrail central de la cathédrale Saint-Jean, à Lyon, représente la Nativité entourée du Buisson ardent à gauche (élément Feu) et du miracle de la Toison à droite (élément Eau).

B : À propos de l'emploi de l'article en hébreu, le père Paul Joüon, hébraïsant chevronné qui nous servira de guide sûr dans ces particularités langagières, nous avertit : d'une façon générale on peut dire que « cet emploi est assez flottant » ; et il précise ce qu'il appelle la ''Détermination imparfaite'' : « Une chose qui n'est pas déterminée dans la connaissance de l'écrivain ou de celui à qui l'on parle est parfois particulièrement déterminée en elle-même ; en conséquence le nom prend ou ne prend pas l'article. Cet emploi de l'article, caractéristique de l'hébreu, est assez fréquent. En français, on ne peut traduire alors que par un, parfois un certain. »
     Puis le savant jésuite envisage le cas d'une « Personne nommée au cours d'un récit dans des circonstances qui lui donnent une détermination particulière », et note, par ex. : « Au début d'une annonce prophétique Is 7, 14  העלמה  une vierge ou la vierge (en tous cas, déterminée pour le prophète)[3] ».
     On peut donc traduire sans problème comme l'oratorien Louis de Carrières rendant l' Ecce virgo de la Vulgate par : « Une vierge concevra...[4] »  Ordinairement, les vrais prophètes ne comprennent pas ce qu'ils annoncent et cela leur paraît souvent énigmatique. Toutefois, en certains cas, ils sont élevés par une lumière intime, non pas à une compréhension adéquate du message divin qui les dépasse, mais à une intuition encore confuse, lourde de tout le sens qu'ils comprendront progressivement, comme  la Vierge Marie, méditant en son cœur à longueur d'années, selon Lc 2, 19 & 51 [5].

     C : Il se trouve de nombreux hébraïsmes dans l'Évangile matthéen, qui s'adresse d'ailleurs en priorité aux israélites. Par ex., Joüon explique ainsi l'infinitif construit dans le Texte Massorétique (=TM). « C'est avec la préposition ל  [douzième lettre héb. lamed = pour, afin que, de façon à] que l'inf. construit est surtout employé (…). ל  s'emploie avec une valeur forte pour la direction, le but, la finalité d'une action (…).
     À la finalité se rattache la consécution : 1 R 2, 27 c'est ainsi que Salomon chassa Abiathar du sacerdoce de Jéhovah, de façon à accomplir* la parole de Jéhovah. »  En sa note*, le père jésuite invite à  comparer ce verset avec Mt 1, 22 :  ἵνα  πληρωθῇ  τὸ ῥηθὲν ὑπὸ kυρίου,  hina plèrôthè to rhèthen hupo kuriou [sic] : « (Or, tout ceci advint) pour accomplir cet oracle prophétique du Seigneur. » [6] 

     D : Lorsque Claude Tresmontant exprima le désir de dresser une concordance donnant les vocabulaires parallèles (un mot hébreu pour un mot grec) entre le TM et les Lxx, le père Pierre Grelot, moqueur lucide, lui souhaita « bonne chance ! » Donnons un petit aperçu de l'exploit à réaliser : le mot hébreu ‘almah est traduit par les Lxx deux fois grâce au mot parthénos, quatre fois par néanis ; le mot grec parthénos, pour sa part, peut quelquefois rendre les termes hébreux na‘ar (5 fois) ou bethoulah (45 fois), etc. Un travail herculéen. Pour décrire certaines réalités, le vocabulaire hébreu est parfois plus riche que le grec ou le latin. Dieu a dû se préparer un peuple afin que celui-ci puisse recevoir sa Parole...
 
     E :   Aquila, encouragé par son maître rabbi Aqiba, voulut suivre au plus près les tournures hébraïques du TM afin de mieux se démarquer des Lxx. Or, en hébreu, explique Joüon, « la particule אֵת [èth], exposant de l'accusatif, prend les mêmes suffixes que la préposition אֵת avec ». Il s'en suit que « les formes de l'exposant de l'accusatif se trouvent souvent avec le sens de la préposition אֵת avec. Par contre, Aquila, identifiant les deux particules, traduit l'exposant de l'accusatif par σύν [sun « avec »] ![7] » Le sévère professeur abandonne un instant sa rigueur toute scientifique pour ajouter un point d'exclamation afin de marquer son étonnement pimenté d'ironie légère. Imaginons un peu Gn 1, 1 ''nouvelle formule'' : « Au commencement, Dieu créa avec (accusatif) les cieux et avec (accusatif) la terre. » Cette traduction aquilesque, dont le littéralisme amusa beaucoup notre savant Jérôme, eut grand succès dans le judaïsme hellénistique avant de disparaître avec lui.

     F :  Dans l'entretien vidéo, on voit bien l'hésitation de Mme Kaufmann, qui, de deux choses l'une : ou a oublié les termes exacts de la citation (difficilement imaginable vu son niveau universitaire...), ou alors n'a pas voulu prononcer le mot vraiment employé par le prophète Isaïe, à savoir העלמה, ha-‘almah, « la Vierge », car cela l'aurait entraînée loin de son  argumentation basée sur le mot נערה , na‘arah, « jeune fille, jeune femme » ; hélas pour elle, ce mot na‘rah n'est pas dans ce passage biblique, mais bien ha-‘almah, «  la Vierge » ! Je reviendrai plus loin sur le sens du mot hébreu בתולה bethoulah employé également par Francine Kaufmann. Pour l'heure, il convient de donner quelques précisions sur le terme na‘arah. Joüon attire l'attention sur le fait que ce substantif féminin, désignant une « fille », est écrit נער  na‘ar  partout dans le Pentateuque (sauf en Dt 22, 19) au lieu du normal נערה na‘arah muni du ה ah final, désinence classique du féminin en hébreu. « C'est probablement une bizarrerie graphique, pense-t-il, qui ne se trouve pas dans le Pentateuque samaritain[8]. »
     Le grand rabbin Lazare Wogue, de son côté, estime judicieusement sur cette anomalie scripturaire, à propos de Gn 24, 14 : « Texte : הנער  ha-na‘arah ; qeri   הנערה  [« la jeune fille »](...) Il vaut mieux mettre ce mot au rang des autres qeri-kethibh [notes pour la lecture publique], ces mystères de la Massorah où la grammaire n'a rien à voir[9]. » Que la Parole de Dieu soit tissée de mystères ne devrait plus être un mystère pour personne.
     En revanche, voici le commentaire rapporté par le rabbin orthodoxe Élie Munk sur le même verset : « Ici et plus loin, l'écriture du mot  הנער  est défective, il lui manque la lettre  ה  . ''C'est parce que Rebecca n'était alors âgée que de trois ans (...). À cette époque, les filles de trois ans étaient en effet développées comme celles de dix ans dans nos générations. Elles étaient déjà nubiles à cet âge.''[10] » Lire aussi sa note du verset 16 pour mesurer la distance qui sépare certaines mentalités... On pense à un rabbin français du XIXe s., converti au catholicisme, parlant « des rêveries fantastiques, des vaines subtilités des rabbins et de leurs contes de ma mère l'oie », perdus dans le « fatras rabbinique ». J'en reparlerai plus avant.

     G : En 1555, Sébastien Castellion publia La Bible nouvellement translatée (Bayard, 2005). Voici ses deux traductions : en Is 7, 13-14 « Pour cela, le Sire vous donnera un signe. Sachez qu'il y a une fille enceinte... » ; et en Mt 1, 23 « Une pucelle sera enceinte et enfantera un fils ». Certes, le mot « fille » peut être pris parfois en mauvaise part. Mais était vif encore en France, dans nombre de mémoires, le souvenir de l'épopée de Jeanne d'Arc, la jeune vierge, la vierge adolescente de Domrémy obéissant à l'injonction de Messire saint Michel : « Va, fille de Dieu ! Fille au grand cœur ! Va !» Lors de la publication de cette Bible Castellion, il y avait tout juste cent ans que le procès en réhabilitation de la Pucelle d'Orléans s'était déroulé à Rouen. Et à peine quatre-vingt-quinze ans que Villon venait de magnifier « Jeanne, la bonne Lorraine » en son inoubliable Ballade des Dames du temps jadis.

     H : Après lecture de cette nouvelle traduction, et de tant d'autres par dessus le marché, on ne peut s'empêcher de se remémorer les fortes phrases écrites par Daniel Raffard de Brienne dans sa Préface à la réédition de la Bible du chanoine Crampon : « Il ne manque certes pas en librairie de Bibles plus récentes, mais il n'est plus possible de leur faire aveuglément confiance. On a vu en effet y apparaître des notes tendancieuses, puis des variantes sans autorité concoctées jadis par certains hérétiques, des traductions acrobatiques, voir [sic] d'indéniables falsifications. Sans vouloir nous interroger sur les intentions des néotraducteurs, nous devons constater que leur travail aboutit à jeter le doute, par petites touches accumulées, sur les fondements des principaux dogmes catholiques, tels que la naissance virginale ou la divinité du Christ[11]. »

     I : Christophe Rico relève que, « somme toute, du XIe au XIVe s., parmi les sources rabbanites qui témoignent de leur compréhension du sens du mot ‘almâ, on en trouve au moins cinq qui donnent à ce terme la signification de « vierge ». Ces témoignages viennent s'ajouter à celui de Salomon ben Yeruham le karaïte (…). Le fait qu'un nombre significatif de commentateurs médiévaux de la Bible hébraïque ait pu envisager une telle valeur pour un mot aussi chargé par la controverse judéo-chrétienne ne manque pas d'être éloquent[12]. »
     Solomon Mandelkern, juif ukrainien du XIXe siècle, publia sa Veteris Testamenti Concordantia hebraicæ atque chaldaicæ à Leipzig en 1896, réimprimée à Tel Aviv en 1978. Page 881, il écrit : « עלמה : puella nubilis, virgo matura. » S'il y avait eu : virgo nubilis, « adolescente vierge », la définition eût été parfaite ! Joüon affirme que « Parmi les Concordances hébraïques, la plus récente et aussi la plus complète est celle de Solomon Mandelkern[13]. »

     J : Jouant franc jeu, C. Rico cite la Tosefta, pourquoi pas ! « Il y a trois modes de virginité : une femme vierge (betûlâ), une terre vierge et un sycomore vierge. Une betûlâ est une femme qui n'a pas subi de coït[14]. » Nul doute que Paul Drach n'aurait pas manqué d'inviter le linguiste  à aller voir du côté du Talmud, traité Ketubot, etc.[15]
     Dans son mémoire pour la licence canonique rédigé en mai 2013 (intitulé La virginité féconde de Marie : mythe pieux ou espérance pour l'Église ?, sous la direction du dominicain François Daguet, mémoire qu'il serait souhaitable de voir publié un jour), Jean-Baptiste de la Vierge, chanoine régulier de la Mère de Dieu à l'abbaye de Lagrasse, précise en sa page 2, note 12 : « La virginité, chez la femme, est traditionnellement associée à la présence de l'hymen, membrane qui obture de façon incomplète l'entrée du vagin et se rompt lors des premiers rapports sexuels. Certes, l'hymen est un témoin imparfait de la virginité. Sa rupture peut exceptionnellement intervenir lors d'activités physiques. Certaines femmes vierges n'ont quasiment pas d'hymen. Certains hymens particulièrement souples (hymens complaisants) se laissent distendre sans se rompre lors du rapport sexuel. Enfin, certaines femmes naissent sans hymen. Mais ces exceptions confirment la règle, et le bon sens a retenu la présence de l'hymen comme un habituel sigillum pudoris.» Page 5, le père Jean-Baptiste cite le chanoine Jouassard qui écrit : « On ne saurait mettre en doute que la conception virginale du Christ ait été dès le début de la prédication évangélique enseignée par l'Église comme un point de foi et admise par tous. »

     K : Combien de catholiques soupçonnent les jeux de mots qui tissent cette hymne magnifique ? Le Verbe, c'est normal,  aime jouer sur les mots ; il nous en a donné lui-même l'exemple ! Jeux de mots que la tradition juive désigne en hébreu par l'expression לשון נפל על-לשון lachon nofel ‘al-lachon « la langue tombe sur la langue », et qui  englobent : assonance, allitération, homonymie et paronomase. Remarquons bien, cependant, que les racines des mots y sont presque toujours différentes. Exemple, en Gn 2, 25 il est écrit : « l'homme et la femme étaient nus », « nus »  ערומים  ҅aroumym, du verbe ערה  ҅arah « être nu ». Le verset 25 clôt le chapitre 2, mais voici le tout début du chapitre suivant : Gn 3, 1 : « Le serpent était le plus rusé ...», « rusé, sournois »  ערום  ҅aroum, du verbe  ערם  ҅aram « ruser ». Nous avons là l'un des tout premiers jeux de mots de la Bible, laquelle en offrira beaucoup d'autres à la sagacité des amoureux de la Parole.
     Les Latins latinisants, dans cette hymne Ave maris stella, aiment jouer sur les mots Eva-Ave (Maria !), se rappelant que la Vierge Sainte a pu, grâce aux mérites de son Fils, délier en sens inverse les nœuds du péché qu'Ève avait liés par sa faute. Les Latins hébraïsants, eux, savourent l'homonymie entre le mot hébreu ‘almah, dont je viens de parler amplement, et l'adjectif latin alma, du verbe alo « nourrir » (racine du mot « aliment »), d'où « nourricière, bienfaisante » ; je préfère « auguste » (voire « vénérable, sainte »), du verbe augeo « augmenter », qui fait sens avec « nourrir ». Dei Mater alma, atque semper Virgo !


     En guise de conclusion. À l'instar de Paul Beauchamp, en a-t-on assez pris conscience ? « On est parfois trop prompt, reconnaît en effet le père jésuite, à considérer comme une déficience le caractère allusif et secret des vérités les plus précieuses de l'Ancien Testament [par ex. : Ex 3, 14-15 : la révélation du Nom YHWH ; Lv 19, 18 : aimer son prochain comme soi-même ; Is 7, 14 : la Vierge Mère de l'Emmanuel], car celles qu'on trouve dans le Nouveau ne gagnent pas toujours en prix, si elles sont vécues sans garder ce caractère [allusif et secret]. L'enseignement de l'espérance reste un secret : ''Il ne crie pas, il n'élève pas le ton, il ne fait pas entendre sa voix dans les rues.'' (Is 42, 2)[16]. »  Dieu a l'art de dire beaucoup en peu de mots, selon sa simplicité, en contraste avec les diarrhées verbales des hommes, fussent-ils ecclésiastiques.



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Notes :

[1] JOUSSE Marcel, sj., La manducation de la parole, Paris, Nrf, Gallimard, 1975, p. 101.
[2]  Cf. Les évangiles. Évangile selon Jean, Paris, les Belles lettres, DDB, 1990, p. VI.
[3] JOÜON Paul, sj., Grammaire de l'hébreu biblique (= GHB), réimpression photomécanique (1965), Rome, Institut Biblique Pontifical, 1987, pp. 421 § 137 f ;  425 § 137 m & 426 § 137 n. Remarquons que le P. Joüon rend ici le mot ʽalmah par « vierge », mais il le traduit par « jeune fille » dans des listes de vocabulaire, pp. 191 & 409. Étonnant !
[4] CARRIÈRES Louis de, po., La Sainte Bible, t. V, Lille, L. Lefort, 1843, p. 288.
[5] Cf. LAURENTIN René, La Trinité, mystère et lumière. Dieu est Amour, Relation, Société, Paris, Fayard, 1999,  p. 50.
[6]  JOÜON, GHB, p. 362 § 124 l.
[7]   Ibid., p. 280 § 103 k.
[8]  Ibid., p. 49 § 16 f.
[9]  WOGUE Lazare, Le Pentateuque. Genèse, t. I, Paris, Éd. Durlacher, 1860, p.166.

[10] MUNK Élie, La voix de la Thora. La Genèse, t. I, Paris, Fondation S. & O. Levy, 1976, p. 247.
[11]  CRAMPON Augustin, La Bible,  Argentré-du-Plessis, Éd. D.F.T., 1989, p. V.
[12] RICO, op. cit., p. 82.
[13] JOÜON, GHB, p. 9 § 4 f .
[14] RICO, op. cit., p. 42 & note 4.
[15] DRACH, op. cit., t. II, p. 159 & note (b).
[16] BEAUCHAMP  Paul, sj., L'un et l'autre Testament. Essai de lecture, coll. « Parole de Dieu », Paris, le Seuil, 1976, p. 279.