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samedi, 25 février 2006

Avant-dire N°16

 

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AU VERSO D'UN TRANSPARENT

par Philippe Barthelet

 

   Que la littérature fût encore possible, qu’elle pût être vivante, hors de la pétrification muséale des manuels et des académies, qu’elle eût d’autre vocation que celle d’occuper les universitaires, comme matière première de l’ “histoire de la littérature” qu’ils se chargent de mettre en ordre, en fiches et en notices ; qu’elle fût vivante, encore une fois, qu’elle eût quelque chose à voir avec la vie, que par une admirable redondance elle fût la vie même, plus elle-même, mieux saisie avec plus d’attention, la vie plus présente : cette merveilleuse leçon, faite un jour à un adolescent qui espérait d’écrire en désespérant de la littérature, c’est Dominique de Roux qui en fut l’auteur ou l’occasion ; Basile Rozanov ensuite, le temps que les affinités célestes se dévoilent, ne lui redira rien autre chose.
   Dominique de Roux, au vrai, n’avait pas besoin de lire Rozanov – ce qu’il fit pourtant, avec beaucoup de soin, annotant les traductions de Boris de Schlœzer – nul besoin donc, pour être rozanovien : il faut être universitaire pour croire que les “influences” naissent des lectures, quand on ne lit jamais que pour confirmation. Rozanov, bien sûr, qui à sa manière répondait à Novalis, “la littérature n’a pas encore été inventée”. L’âme angélique du poète allemand lui faisait confondre la littérature déjà instituée avec ses ruines futures, son point de vue naturellement ou surnaturellement prophétique ne lui permettant pas de discerner l’une des autres, au fond si peu discernables... L’ange ne s’attarde pas à la polémique ; les “pollens” réensemencent les ruines, les Temples du goût et autres fabriques classico-voltairiennes n’existent pas et n’ont jamais existé et pourtant, il faut d’abord faire place nette en jetant bas ce méchant décor.
 
***
 
   “Ma fidélité à moi c’est le dynamitage...” : la formule prêtée à Malraux est éminemment rozanovienne. Là où “l’herbe repousse”, et là seulement, la vie demande à être écrite – par surprise, selon ces “illuminations soudaines” qu'attendait le comte de Maistre, qui, disait-il, “s’éteignent sans fruit si l’éclair n’est pas fixé” : ce que son disciple Baudelaire appellera “fusées” et qui définissent un siècle avant la lettre une esthétique on ne peut plus rozanovienne. Mais le temps n’existe pas, pas plus que les influences – c’est une autre superstition des professeurs.
    Nous en compterons une troisième, de ces superstitions fondatrices, la plus remarquable, par quoi ceux qui la partagents s’imaginent exister : l’importance des œuvres, celles des écrivains, qu’ils annotent, commentent, éditent et préfacent. Qu’un auteur, Jünger par exemple, appelle ses livres des peaux mortes, les compare aux exuviæ, aux écailles laissées par le serpent après la mue ou pire, à des rognures d’ongle, aussi peu dignes d’intérêt vital, ils y verront au mieux une boutade passablement scandaleuse et d’un goût douteux. Eux ne s’inquièteront guère de ce que Joseph de Maistre, préfaçant le Voyage autour de ma chambre de son frère Xavier, appelle la “scribomanie”, “une étrange maladie de notre siècle” : “Ne sommes-nous donc dans ce monde que pour écrire ? Il faut vivre, il faut dormir, il faut voir ses amis, et même il faut faire la guerre ; c’est un bon métier, quoiqu’il gêne notablement les occupations littéraires”(1) . Vivre, dormir, voir ses amis, faire la guerre… Il faudrait encore ajouter, pour être juste et rozanovien (et maistrien) : “…et même il faut écrire” – en gardant hélas le même verbe pour des actions de sens tellement contraire, écrire de cette écriture rachetée qui n’a rien de la “scribomanie”, qui n’est que la sténographie de l’inspiration. Écrire ainsi peut conduire à dédaigner d’écrire, au sens scribomaniaque usuel : Mme de Maintenon, à qui l’on demandait quel était pour elle le meilleur écrivain de son temps, ne cita aucun des noms fameux que l’on attendait : le meilleur, à son gré, était un écrivain qui n’avait pas voulu de ce nom au point de ne rien garder de ce qu’il avait fait (ou “produit”, comme on dirait maintenant). Parler d’écrire ou d’écriture suppose de revenir, pour ce cas particulier, à la distinction essentielle entre la nature naturante et la nature naturée – bientôt dénaturée, le sort naturel de tout vestige. L’écriture comme puissance d’écrire ne peut que se désintéresser de ce qu’elle a écrit, ingratitude vitale à l’égard des “feuilles tombées” avec quoi les professeurs, qui par définition ne savent pas écrire, la confondent exclusivement…
 
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   “La littérature est la forme la plus répugnante du commerce. Doublement répugnante parce qu’il s’y mêle un peu de talent. Et que les objets vendus sont de réelles valeurs spirituelles ”(2). Rozanov ramène le commerce littéraire à ce qu’il est : un commerce, au sens le plus épicier, et la forme la plus frivole de la simonie. C’est peut-être pourquoi Baudelaire s’en tiendra pour finir à des listes de titres d’œuvres possibles : il se trouvera toujours, disait Cingria, quelque littérateur pour compléter – ou, à défaut et à coup sûr, quelque professeur pour “dégager les intentions de l’auteur” selon le mandat impératif qu’il estime en avoir reçu de l’université. Il y a pire en effet, et beaucoup pire que la littérature oiseuse et simoniaque qui nous fait perdre notre temps – mais qu’est-ce d’autre que perdre son temps, sinon se perdre ? – il y a pire, et plus ennuyeusement frivole : cette sous-littérature présumée “savante” d’éclaircissements et de commentaires, qui par exemple transforme les Maximes du duc de la Rochefoucauld en un volume d’un millier de pages (3) . Sous prétexte d’érudition (mais apprendre quoi ? le mot résonne en français comme un écho du prophétique Et nunc reges erudimini... : par quelle antiphrase employer ce mot qui veut nous démontrer, en 999 pages, que l’érudition n’a très précisément rien à nous apprendre ?) sous prétexte d’érudition, donc, la transformation du monde en dépôt d’archives, à quelle fin grands dieux ? garder le souvenir du monde des hommes pour “la race qui nous supplantera” ? Ce “devoir de mémoire” héroï-comique n’est rien d’autre que la forme achevée du nihilisme.
    Les derniers écrivains vivants, on en cherchera la trace dans le fatras des scribomanes qui croient se les être appropriés, comme Jacques Vaché devenu totem pour les surréalistes ultérieurs (4). “La littérature est montée au ciel, telle un aigle. Mais elle est retombée morte. Il est absolument clair maintenant qu’elle n’est pas “la cité mystérieuse de nos désirs”(5). Quelques pages plus haut, encore : “Toute la littérature n’est que bavardage... presque toute... Il y a mortellement peu d’exceptions”(6). Ces exceptions sont les chemins dérobés, à eux mêmes inconnus - et plus encore, à ceux qui les ont tracés - qui à travers la littérature mènent à “la cité mystérieuse de nos désirs”, dont la vivifiante nostalgie demeure victorieuse de tous nos dégoûts mortels.
 


1. Joseph de Maistre, préface au Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, José Corti, “Collection romantique” n°9, 1984.
2. Rozanov, Esseulement (in L’Apocalypse de notre temps précédé d’Esseulement), trad. B. de Schlœzer, Paris, Ivrea, 1997.
3. La Rochefoucaud, Réflexions ou Sentences et maximes morales. Édition établie et présentée par Laurence Plazenet, Paris, Honoré Champion, 2005, 999 pages.
4. Bertrand Lacarelle, Jacques Vaché, Paris, Grasset, 2005.
5. Esseulement, op. cit. Rozanov notait souvent le moment et le lieu de l’énonciation de ces inspirations soudaines où le Verbe s’incarne en nous ; c’est ainsi que cette citation et la suivante, extraites d’Esseulement, sont suivies dans le manuscrit original de la mention : “Au verso d’un transparent”.
6. Ibid.

 

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