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mardi, 10 juin 2025

"Les désirs guerriers de la modernité" de Déborah V. Brosteaux (une recension d'Ali Benziane)

 

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   À chaque guerre, l’humanité laisse une part d’elle-même. Que se passera-t-il lorsque l’Occident sera réellement confronté à l’ampleur des atrocités dont il porte la responsabilité ? Mais, en vérité, souhaitons-nous vraiment cet éveil ? Ou préférons-nous le confort d’une léthargie apathique au milieu des ruines que nous avons contribué à créer ? C’est le sens du désir des modernes que se propose de sonder l’audacieux ouvrage de Déborah V. Brosteaux (Les désirs guerriers de la modernité, Seuil, 2025) en décryptant cette “crise des affects” qui semble saisir chacun d’entre nous, à une époque où la guerre est devenue un paysage de nos vies quotidiennes, à l’image de ce que décrit Curzio Malaparte dans son roman KaputtQu’est-ce qui a mal tourné dans le désir ?  Telle est la question qui traverse en filigrane cet essai à haute teneur intellectuelle. D’abord, ces “monstres de distance” entre l’horreur et nous. L’omniprésence des champs de bataille (réels et virtuels) et la profusion des discours guerriers en particulier après la pandémie de Covid-19 ont fini par transformer la guerre et son lot d’images saturant les réseaux sociaux, en une chose abstraite. S’ensuit une “hallucination de la violence” parfaitement décrite par Jean Baudrillard dans La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, dans laquelle le spectateur trouve sa jouissance dans son indifférence et son irresponsabilité. Cette atmosphère conforte l’illusion d’une paix perpétuelle en Occident, alors même que ce dernier n’a jamais été autant engagé dans des conflits aux quatre coins de la planète. Comme le rappelle l’auteure, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la “sorcellerie” qui nous empêche de voir la cruelle réalité en face. Cette distance entre la cause et les conséquences enfante des “Gygès modernes”, capables de mener des guerres au nom d’une innocence fabriquée de toutes pièces et de se blanchir des morts et des destructions en rendant la guerre “propre”, de se laver les mains du sang des victimes innocentes tout en se donnant bonne conscience. Depuis au moins la première guerre du Golfe, nous voyons ce mécanisme à l’œuvre à chaque conflit jusqu’à la dernière guerre à Gaza où il s’est déployé de manière particulièrement flagrante. Le lien entre la guerre de civilisation typiquement occidentale et la guerre coloniale est brillamment mis en évidence dans le livre. Ainsi, l’idée selon laquelle tous les Palestiniens seraient des soutiens actifs du Hamas et donc des cibles légitimes rappelle les justifications des puissances coloniales qui assimilaient les populations autochtones à des sauvages pour légitimer leur extermination. Dans ce processus d’occultation, les médias jouent un rôle de premier plan en instaurant la distance nécessaire entre les massacres de masse et le sentimentalisme guerrier. Il en découle une émotivité abstraite qui permet de passer aisément d’une indignation sélective à une indignation fragmentaire, selon les circonstances ou les protagonistes concernés. Des milliers de réfugiés morts sur les plages méditerranéennes, en fuyant les conflits, aux milliers de civils palestiniens victimes d’une guerre d’anéantissement, nous avons à faire à un véritable “art de l’occultation”. À cela s’ajoute un art de la table rase qui est une des principales caractéristiques de la guerre moderne. Le vide et la destruction sont devenus le nerf de la guerre, depuis les bombardements massifs des villes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. À travers l’omniprésence des ruines, on impose une perte totale de repères et un effacement radical de la mémoire. Dans cette logique, Netanyahou apparaît comme le successeur idéologique de Churchill, lequel assumait pleinement une “guerre d’extermination” à travers les destructions de villes allemandes conçues comme des outils de “bombardement moral” (moral bombing) destinés à briser la volonté de résistance des civils. Donner une dimension positive à la guerre d’anéantissement implique inévitablement une esthétisation de celle-ci. C’est précisément ce point que souligne Déborah Brosteaux, lorsqu’elle met en lumière les promesses d’une vie intense que la guerre semble offrir. La guerre devient une machine désirante qui répond au désœuvrement de toute une génération, elle crée par là-même un manque que seules la jouissance et l’euphorie peuvent combler. Ainsi, à l’ère où le théâtre des opérations (au sens littéral) se déroule sur Tiktok et Twitter, cette esthétisation se révèle dans les lives des soldats de Tsahal célébrant les bombardements des maisons à Gaza et les vidéos de propagande du Hamas en pleine guérilla au milieu des ruines. L’exaltation de Bardamu devant un défilé militaire au début du Voyage au bout de la nuit de Céline ou encore l’idéalisation romantique de l’armée napoléonienne du héros de La Chartreuse de Parme de Stendhal sont poussés à leur paroxysme le plus cruel. Cette expérience intérieure, quasi mystique, où la vie paraît plus vive, plus intense, en dépit (ou à cause) de ses dangers, est désignée par le mot allemand Erlebnis, si important dans l’œuvre d’Ernst Jünger. Dans le dernier chapitre du livre, Déborah Brosteaux décrypte de manière magistrale l’affect guerrier jungerien et nous plonge dans cette ivresse qui prétend fonder une communauté tout en couvant le “maelstrom des désirs fascistes”. Pour Brosteaux, cette dérive du désir est fasciste car totalisante, par sa volonté de domination intégrale de l’individu, cette dépossession de soi que l’on retrouve dans Le Travailleur de Jünger. On pourrait opposer la mobilisation totale de Jünger toute entière tournée vers la fabrique du surhomme transfiguré par l’expérience intérieure de la guerre à la paix perpétuelle que Kant appelait de ses vœux dans le traité du même nom.

   Les désirs guerriers de la modernité s’inscrit dans le sillage de Deleuze et Guattari, de Susan Sontag, des penseurs allemands de la défaite morale de 39-45 (W.G. Sebald, Victor Klemperer…) et se place sous le signe de Walter Benjamin, dont la pensée prodigieuse n’en finit pas d’éclairer notre siècle. Déborah Brosteaux a su lui rendre hommage par ce travail salutaire, et nous ne pouvons que conclure notre recension par cette citation tirée de la première version de L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935) : “Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd'hui qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. Voilà l’esthétisation politique que pratique le fascisme”.

 

© Ali Benziane, 2025.

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