lundi, 18 août 2025
Sur “La renégation héroïque” de Juan Branco et Mehdi Belhaj Kacem
L'étoffe des héros
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Ali Benziane
Selon la tradition hindoue, notre époque est celle du Kali-Yuga, dernier âge du cycle cosmique, un âge où l’injustice, la corruption et le vide spirituel règnent en maîtres. C’est une période propice à l’apparition des héros qui se dressent contre le désordre établi, se mettent au service de la vérité et consacrent leur vie au combat pour la justice et la dignité humaine. Dans un monde où la médiocrité est la règle, ces êtres providentiels sortent immédiatement du lot ; ils émergent, dissonants, au milieu du chaos ambiant. Juan Branco et Mehdi Belhaj Kacem (MBK) font partie des figures populaires qui se sont élevées contre le marasme, refusant les privilèges qu’on leur a fait miroiter, allant littéralement au sacrifice pour défendre la vérité, combat salutaire source de toute dignité, mais surtout pour faire corps avec la lutte, la porter coûte que coûte et la hisser triomphant sur les ruines d’un système finissant. Encore mieux, Juan et Mehdi ont réussi à infiltrer la machine, chacun dans son domaine respectif (la philosophie pour l’un, la politique pour l’autre), ils ont réussi à jouer avec les codes, sans jamais rien renier de ce qu’ils sont, pour être le grain de sable qui fait bugger la matrice.
C’est un véritable travail d’alchimiste qu’ils effectuent sous nos yeux avec l’inévitable œuvre au noir augurant l’évènement de la transmutation libératrice. Les voici réunis dans un ouvrage qui fera date malgré son invisibilisation certaine, ce qui, par les temps qui courent, est plutôt bon signe, à une époque où être adoubé par le système revient à collaborer avec la conspiration ambiante identifiée par Guy Debord. Conspiration des élites marketisés contre le peuple et contre les guerriers intellectuels qui infusent leurs idées dans le magma des révoltes qui couvent. L’évènement des “Gilets jaunes”, son envergure, son ampleur fulgurante qui a fait trembler les hautes sphères, doit beaucoup à l’intervention providentielle de Juan Branco, engagé dans l’action de résistance, et de MBK, tête pensante (bien que souterraine) des collectifs disséminés sur les ronds-points de la France profonde.
D’après Juan lui-même, je suis le premier lecteur de cet ouvrage. Et c’est bien la moindre des choses… Dès l’annonce de sa sortie, je me suis rué sur ma liseuse pour acheter ce livre qui réunit deux hommes que j’admire et respecte profondément. Le fruit de cette rencontre est un dialogue riche, très dense au niveau philosophique, qui retrace le parcours exceptionnel de Juan Branco. Grand adepte des conférences dialogiques, MBK maîtrise à merveille l’art de la maïeutique et lance Branco sur des chemins insoupçonnés, éclairant d’une lumière nouvelle son engagement constant et sans faille pour la vérité.
D’abord : le milieu qui conditionne le futur avocat, ses origines espagnoles et portugaises, son enfance, sa fréquentation précoce des vedettes de cinéma grâce à son père, le producteur Paulo Branco. On croise David Cronenberg, Monteiro, l’immense critique Serge Daney… Pour ma part, en bon cinéphile du dimanche, je me souviens avoir visionné un entretien d’anthologie mené par Juan Branco et son père avec Jean-Luc Godard. D’emblée, on comprend le rapport au réel, l’art du storytelling, la tentation de “mythologiser”... Branco est l’archétype du trickster, ce concept du joueur développé par MBK lorsqu’il faisait partie du collectif Tiqqun – dont est issu le mythique Comité invisible – celui qui connaît par cœur les règles du jeu et qui sait jouer avec, les transgresser tout en n’ayant pas l’air, sans se départir de l’inévitable dimension tragique, dostoïevskienne, du joueur. Les gens tels que Juan provoquent souvent la suspicion, le doute d’autrui sur les grandes lignes d’une vie déjà bien remplie avant d’atteindre la majorité. Il y a une forme de jalousie derrière ces réflexes pavloviens vis-à -vis de gens qui suivent la voie d’un destin à contre-courant de la platitude et du néant érigés en norme. On sait que le poète Saint John Perse avait tendance à s’arranger avec le réel en compilant sa biographie pour La Pléiade. Mais Juan Branco n’a pas besoin de le faire : sa vie se fabrique comme une fiction. On peut parler, à la suite de Lacoue-Labarthe, d’une vie authentiquement politique, avec la volonté irrépressible, mais piégeuse, de “faire mythe”. La figure du père y est pour beaucoup : absence d’autorité, désir de compensation, atavisme… Certains mots résonnent de manière singulière : névrose, besoin de virtualité, “autisme”… et cet aveu : “Je ne suis jamais arrivé à être un animal social”. D’où cette constante de fréquenter sans jamais s’intégrer que j’ai fait également mienne, un peu malgré moi, en assumant assez tardivement ce que je considérais comme un handicap pour une vie “normale”, c’est-à-dire vivre ou avoir l’air de vivre en société (y compris en famille), et en apprenant à utiliser ce que je suis comme un atout. Pour, in fine, apprendre à voir les acquis sociaux qu’on nous fait croire indispensables comme un moyen et non comme une fin en soi. Pour Branco, intégrer Sciences Po ou Normale sup permet d’apprendre les codes du système sans l’intégrer, pour, en temps voulu, les retourner contre lui. Ainsi, sa proximité avec Richard Descoings, sa rencontre précoce avec Dominique de Villepin, sa relation de conseiller de l’ombre et confident avec l’ex-ministre Aurélie Filippetti, qu’on découvre être, sans surprise, totalement incompétente, dépressive, avec en prime une tendance à l’autodestruction, complètement dépassée par l’ampleur de la tâche en plein combat contre la loi Hadopi. Cette accumulation de capital symbolique n’a qu’un seul but : ne pas adhérer aux obligations imposées par le système, ne pas obéir à la tyrannie du “statut”, provoquer une “mise en tension” perpétuelle de l’institution, gripper la machine à l’aide de “micro-sabotages”, dans le sillage de Deleuze qui a identifié le psychopouvoir capitaliste et son micro-fascisme fait de peurs, d’angoisses, de suspicions, menant tout droit à l’insoutenable dictature macrono-covidienne. Les “micro sabotages” passent aussi par son expérience précoce dans le cinéma, en témoignent la projection du film Salo et les 120 jours de Sodome de Pasolini à Sciences Po ou encore cette lettre ouverte contre la loi Hadopi qu’il arrive à faire signer au gratin du cinéma français avant de la faire publier dans Libération. Une forme d’anarchisme qui ne dit pas son nom destiné à “faire événement” au cœur même du pouvoir. Toujours dans l’esprit deleuzien, lire et connaître Juan Branco me fait l’effet d’une “micro-joie” salutaire, une forme d’osmose intellectuelle, comme ce fut le cas avec MBK qui écrivit dans sa préface à mon essai L’épreuve de vérité : “Découvrir Ali fut une fête pour ma pensée1.” Déjà en 2017, je découvrais son analyse d’une grande finesse philosophique sur Daesh et les attentats du Bataclan, à partir d’Adorno et de Bataille2. Beaucoup plus intéressant que les inepties de Michel Onfray sur le sujet… De même, son pamphlet Contre Macron et le classique Crépuscule, bien loin de l’indigent Foutriquet du même philosophe de plateaux télés. À cela s’ajoute une proximité brève avec le philosophe Alain Badiou qui a publié sa critique de la Cour Pénale Internationale en 20163. Petit point commun avec MBK dont on connaît le lien intellectuel avec Badiou avant leur rupture définitive, suite à la publication d’un pavé mémorable4 dont l’onde de choc perdure encore au sein de l'intelligentsia parisienne (j’ai pu m’en rendre compte personnellement).
Devant la richesse du parcours intellectuel et militant de Juan Branco, je ne peux m’empêcher de penser à une figure majeure de la littérature du siècle dernier : Dominique de Roux. Il faut dire que les points communs sont nombreux avec ce grand écrivain engagé pour la vérité et la liberté, qui écrivait, dans Immédiatement, “ le malheur d’être né en français”. On retrouve chez les deux hommes cette nécessité de l’engagement perpétuel, sans concession, avec une forme de témérité qui confine à la noblesse, ce “besoin de terrain” quasi vital, la grande proximité avec l’Afrique, le Portugal est également présent avec le lien mystique que Dominique De Roux entretient avec ce pays. Mais aussi les tombereaux d’accusations fallacieuses de la part des thuriféraires du système, destinés à salir celui qu’on accusait tout à tour d’être “fasciste”, “maoïste” ou “maurassien”... Comme Dominique de Roux, Juan Branco incarne une singularité à toute épreuve, il est le représentant parfait du solitaire absolu, pour reprendre l’expression utilisée par Roland Barthes à propos de Philippe Sollers. Il y a quelques années, lors d’une discussion que j’ai eue avec le biographe de Dominique de Roux, ce dernier s’étonnait de voir un jeune marocain s’intéresser autant au fondateur des Cahiers de L’Herne. On pourrait avoir la même remarque concernant mon intérêt pour Juan Branco et ses hauts faits. Outre l’affinité intellectuelle évidente, il y a une convergence des luttes traversée par une soif de justice et d’équité, qui dépasse largement le cadre franco-français, en témoignent les graves péripéties de Branco en Afrique (enlèvement en Mauritanie, emprisonnement au Sénégal, la récente tentative d’empoisonnement en RDC) mais aussi son engagement pour la défense juridique des victimes palestiniennes contre l’appareil d’État israélien, avec le soutien de l’Espagne, une défense qu’il est prêt à assumer sans contrepartie, il faut le souligner. Il déclare dans une conférence de presse à Dakar, que les enfants de Gaza sont “les alliés naturels de tous ceux qui, des Gilets Jaunes à la jeunesse de Dakar, luttent pour défendre leur souveraineté”, tout en exhortant le Sénégal à le rejoindre dans son action pour la Palestine devant la CPI. Concernant la CPI, Juan revient en détail sur son expérience au sein de l’institution de La Haye et affirme : “J’ai assisté de l’intérieur à comment la CPI est devenue un instrument au service des États-Unis et de la France pour lancer la guerre en Libye.” On peut sans crainte ajouter Israël dans la liste des États voyous qui s’assoient sur le droit international pour mener leurs guerres destructrices. Ainsi, l’impunité constante dont bénéficie le premier ministre israélien y compris lorsqu’il viole l’espace aérien français, l’étrange mise à l’écart, après des allégations d’harcèlement sexuel, du procureur de la CPI qui a émis un mandat d'arrêt contre le criminel de guerre Netanyahu. Avoir eu accès aux coulisses du complot contre le droit et la justice internationale est un privilège rare et Juan nous raconte les intrigues du palais de justice par le menu. Comme l’affirme Jacques Vergès dans son journal : “Les juges sont comme les cuisiniers. Ils n’aiment pas qu’on les regarde quand ils font la cuisine.” Juan dévoile le pot aux roses et se voit même menacé de poursuites pour complicité de crime contre l’humanité par la CPI ! La question inévitable est posée par MBK : “Vous avez affaire à BHL (Bernard-Henri Lévy) à l’époque ?”. On sait que MBK était aux premières loges durant le printemps arabe en Tunisie, son pays d’origine. À l’époque, il a tenu un blog en tant que témoin de “la première révolution situationniste de l’histoire”, au sein de La Règle du Jeu, la revue fondée par… BHL. “Ce blog, mon tout premier, était destiné à gentiment préparer la parution de mon Après Badiou” écrivait MBK. Lui-même m’a raconté certains détails édifiants de son expérience avec BHL qui a édité son pamphlet philosophique en 2011 et l’a reçu dans sa luxueuse résidence du sixième arrondissement… Personnellement, je croise le philosophe milliardaire pratiquement chaque mois d’août à Tanger (il y possède une résidence à plusieurs millions d’euros qu’il a mis en vente il y a quelques années), apparaissant entre les tables d’un restaurant comme un diable de sa boîte avec sa tignasse et son éternelle chemise blanche à moitié ouverte. Il y a quelques semaines à peine, je l’ai aperçu dans un palace de la ville où il a ses petites habitudes. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir le lendemain matin sur une chaîne info spécialisée dans le service après-vente de l’appareil d’État sioniste, déblatérer sur “le génocide au Soudan” afin de faire diversion et d’éclipser celui (bien réel) de Gaza. “BHL c’est l’autre partie”, nous dit Juan Branco… BHL est un monde à part. Pourfendeur du réel et donc des Gilets Jaunes, chantre de la “médiocrisation de l’espace intellectuel français” et donc soutien actif de Macron, VRP de la politique atlanto-sioniste et donc de la guerre en Libye et du génocide à Gaza, capable de faire un aller-retour d’une journée de son lieu de villégiature tangérois aux studios de télés parisiens (“il a les clés”, dixit un célèbre humoriste qui sait de quoi il parle), afin de veiller au bon fonctionnement de la machine de propagande médiatique.
La familiarité de Branco avec l’entre-soi politico-médiatique parisien relève des conditions initiales d’une existence subie plus que choisie. Elle lui a permis de l’infiltrer avec aisance car les codes étaient déjà connus et maîtrisés. MBK évoque la figure de l’idiot de Dostoïevski, sa pureté et son honnêteté qui le pousse à tout dévoiler sans penser aux conséquences. Sa parole de vérité hante ces lieux de perdition où les cerveaux s'atrophient et les âmes s’anéantissent, que MBK appelle “mausolée des intellectuels”5. Juan revient sur sa relation particulière avec Julian Assange, le fondateur de Wikileaks dont il devient l’avocat malgré les risques encourus, ses visites régulières à l’ambassade d’Équateur à Londres truffée de micros et de caméras espions, ses entretiens dans les toilettes pour femmes de l’ambassade, seul lieu dépourvu de caméra… Dès lors, il est “cramé” à vie, apprend à vivre avec une paranoïa constante, continue son travail d’avocat au service des lanceurs d’alerte et des opprimés, développe une pensée subversive en acte qui attise les aboiements hystériques des myrmidons au service du pouvoir. Tout récemment, Daniel Schneidermann s’est illustré dans sa défense à peine voilée de son bienfaiteur le milliardaire Xavier Niel, un des faiseurs du roi Macron, alors qu’il pensait sûrement faire une faveur à Juan en le recevant dans son émission. La vidéo de l’entretien est supprimée peu de temps après. Quelques jours plus tard, il reçoit Rima Hassan et la drague ouvertement… Comportement pitoyable mais très révélateur d’une certaine disposition d’esprit, due à des années de tapinage intensif pour le système, qui ne s’attache qu’aux apparences afin d’occulter systématiquement le moindre soupçon de vérité. S’ensuit une description de son engagement au sein des Gilets Jaunes, soulèvement populaire sans précédent qui lui permet de continuer le combat amorcé avec Assange, et même de fusionner les deux. On apprend que les mêmes techniques de contrôle sont mises en place par un pouvoir en pleine phase de déchéance, accompagnée de la violence verbale d’un Macron honni et en panique (un français sur deux souhaitait sa démission en 2018), la violence physique des CRS, mais aussi le bras de fer avec les soraliens, les tentatives d’opposition contrôlée… Et puis, il y a ce constat, implacable : “Ce régime, et c’est ce qu’on se refuse de voir, n’a tenu que parce qu’il n’y a pas eu de désolidarisation des forces de l’ordre.” Le printemps français n’était pas loin… Je me souviens avoir eu un bref mais intense aperçu de la violence étatique à cette période, lorsqu’avec ma compagne nous nous sommes retrouvés encerclés, en pleine place de la Comédie à Montpellier, par un cordon de CRS venus en découdre avec les manifestants. Explosion de bombes lacrymogènes, les matraques de sortie… Aucune distinction entre Gilets jaunes et simples passants... Nous nous en sommes tirés in extremis. Proclamé “philosophe des Gilets Jaunes”, Mehdi a multiplié les vidéos didactiques destinées aux citoyens révoltés, fustigeant “le fascisme oligarchique” dans la préface d’un livre6, tandis que Juan enfilait son gilet pour défiler au milieu du vacarme assourdissant des LBD, mais aussi sa robe d’avocat pour défendre à titre bénévole les figures majeures du mouvement. “Je suis avocat, et je suis au RSA. Je me bats gratuitement pour les Gilets jaunes”, a-t-il lancé devant un Cyril Hanouna vulgaire et condescendant. Ce travail salutaire qui allie action et réflexion (ou la théorie de la pratique pour reprendre le vocabulaire situationniste) a connu une réception naturelle chez une population déjà conscientisée, totalement au fait des enjeux sociopolitiques du soulèvement auquel ils participent. J’ai pu me rendre compte du degré de conscience politique des Gilets Jaunes lors d’une tournée de conférences avec MBK qui nous a mené jusqu’aux confins des montagnes vosgiennes. Par la même occasion, j’ai pu aussi m’apercevoir à quel point les blessures étaient encore vives chez ceux qui ont subi, dans leur chair, la violence d’un régime fascisant. J’ai encore en mémoire les sanglots de cet ouvrier qui me racontait comment il avait tout perdu à cause de la répression étatique impitoyable. Les non-vaccinés et les soignants suspendus avaient également rejoint les rangs des victimes d’un psychopouvoir féroce et sans pitié. Après les Gilets Jaunes, la résistance s’est organisée autrement. Elle s’est pérennisée en se diffusant de manière souterraine et en devenant de ce fait difficilement identifiable. À l’image d’un pouvoir qui tente d’infiltrer les moindres parcelles de vie possible. “La France est devenue invivable”, m’a confié Mehdi juste avant de quitter le pays pour se fondre dans le secret d’une vie clandestine. Comme Juan, lui et son entourage proche ont aussi été la cible du pouvoir qui a essayé de porter atteinte à leur intégrité physique.
Comme à son habitude, Juan Branco va jusqu’au bout de son combat politique : il fédère une communauté, constitue un véritable réseau souterrain (Aurores), et annonce sa candidature à la présidentielle 2027. Tandis que, de l’autre côté de la barrière, on multiplie les efforts pour le discréditer et le mettre hors-jeu, y compris au sein même de l’institution judiciaire française qui menace de le radier de l’Ordre des avocats. Preuve d’une vraie inquiétude de la part des puissants de tout bord, prêts à en découdre par tous les moyens. Car, en se présentant comme candidat potentiel à la présidence, Juan Branco incarne non pas un énième candidat anti-système – trop prévisible – mais celui qui est véritablement contre le système (tout contre diront certaines mauvaises langues), un hacker capable de faire bugger la matrice, comme on en voit rarement au sein des “démocraties” occidentales. Juan Branco est l’anti-Macron car il connaît parfaitement son milieu, ses relations plus ou moins secrètes avec les puissants (il a eu le mérite de mettre en lumière le rôle majeur de Henry Hermand dans l'ascension politico-financière de Macron), il sait l’incompétence et l’opportunisme des macronistes, les rouages d’une caste déconnectée, qui assure un rapport de domination artificielle avec le peuple tout en organisant son impuissance à grande échelle. Et c’est en cela que Juan Branco est dangereux. Il a dépassé définitivement son rôle providentiel de lanceur d’alerte pour empiéter sur les plates-bandes de l’ennemi, entrer de plain-pied dans le vif en embrassant pleinement le combat politique, car, de son propre aveu : “devenir Mediapart, ce n’est pas mon sujet”. Il a compris que l’esthétique ne suffit pas à entretenir une véritable volonté politique (à moins de la transformer en mythe, caractéristique commune à toutes les dictatures), et qu’il s’agit véritablement de créer une esthéthique, pour reprendre le néologisme de Lacoue-Labarthe. Crépuscule reste un grand livre car il montre le délitement par le haut d’un régime fascisant avec une précision quasi mathématique. Il a montré qu’il y a une continuité dans la machine systémique et affirme, à la toute fin de son entretien, que la “pierre de touche” de son travail est “le transfert des réseaux Sarkozy vers la macronie”. À coup sûr, Crépuscule sera étudié par les historiens qui se pencheront sur cette sombre période de l’histoire de France, et ce, malgré la volonté toujours vive d’étouffer la parole de Juan. La mort sociale et médiatique de Juan Branco, actée par un boycott en règle des médias dominants, s'est muée en un véritable réseau de résistance clandestine tandis que son audience ne cesse d’augmenter au sein des médias alternatifs. Par son insoumission et son refus de rentrer dans le rang, Juan incarne le hors-la-loi par excellence, la figure du Rebelle – qui n’est pas celui trop contemplatif du Recours aux forêts d’Ernst Jünger – cet Homme souverain dans sa solitude qui vit dans une dignité authentique. Il fait de la politique hors les murs comme MBK fait de la philosophie de la même manière. Quand Mehdi évoque “le paradigme du roi nu” pour décrire cette innocence quasi enfantine qui caractérise le dire-vrai de Juan (et qui transparaît jusque dans son aspect physique), il affirme “rester un enfant dans un monde adulte avarié”. Cette citation me rappelle Pasolini, le grand poète révolté, ardent défenseur de la liberté et de la vérité jusqu’à en payer le prix ultime, qui clamait haut et fort dans son Journal : “Adulte ? Jamais”. Et l’on sait depuis Nietzsche, qu’il n’y a pas plus sérieux qu’un enfant qui joue…
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1. L’épreuve de vérité : que nous révèle l’après Covid ?, Fiat Lux, 2022.
2. Juan Branco, D’après une image de Daesh, Lignes, 2017.
3. L’ordre et le monde, Fayard, 2017.
4. Mehdi Belhaj Kacem, Après Badiou, Grasset, 2011.
5. C’est le titre d’un de ses livres, paru aux éditions Fiat Lux en 2022.
6. Bellon et Crépin, Pour la souveraineté du peuple, L’Harmattan, 2021.
© Ali Benziane, août 2025.