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Le contre-sionisme d'Isaac Asimov

 

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Isaac Asimov est né en Russie en 1920, et sa famille a émigré aux États-Unis lorsqu’il avait trois ans. Ses parents juifs, eux-mêmes orthodoxes, l’ont élevé à Brooklyn. Asimov est l’un des auteurs les plus prolifiques de l’histoire, ayant écrit ou coécrit plus de 500 livres au cours de sa vie. Et il a exploré la liturgie juive dans des ouvrages tels que "Words in Genesis" (1992) et "Words from the Exodus" (1963). L’auteur a abordé ses croyances et ses origines dans ses mémoires posthumes de 1994, il y narre notamment la dispute qui l’opposa un jour à Élie Wiesel.

 

C’était en mai 1977. J’étais convié à une table ronde en compagnie notamment d’Elie Wiesel, qui a survécu à l’Holocauste et, depuis, ne sait plus parler d’autre chose. Ce jour-là, il m’a agacé en prétendant qu’on ne pouvait pas faire confiance aux savants, aux techniciens, parce qu’ils avaient contribué à rendre possible l’Holocauste. Voilà bien une généralisation abusive ! Et précisément le genre de propos que tiennent les antisémites : « Je me méfie des Juifs, parce que jadis, des Juifs ont crucifié mon Sauveur. »

J’ai laissé les autres débattre un moment en remâchant ma rancœur puis, incapable de me contenir plus longtemps, je suis intervenu : « Monsieur Wiesel, vous faites erreur ; ce n’est pas parce qu’un groupe humain a subi d’atroces persécutions qu’il est par essence bon et innocent. Tout ce que montrent les persécutions, c’est que ce groupe était en position de faiblesse. Si les Juifs avaient été en position de force, qui sait s’ils n’auraient pas pris la place des persécuteurs ? »

À quoi Wiesel m’a répliqué, très emporté : « Citez-moi un seul cas où des Juifs auraient persécuté qui que ce soit ! » Naturellement, je m’y attendais : « Au temps des Macchabées, au IIe siècle av. J.-C., Jean Hyrcan de Judée a conquis Edom et donné à choisir aux Edomites entre la conversion au judaïsme et l’épée. N’étant pas idiots, les Edomites se sont convertis, mais par la suite, on les a quand même traités en inférieurs, car s’ils étaient devenus des Juifs, ils n’en restaient pas moins des Edomites. »

Et Wiesel, encore plus énervé : « Il n’y a pas d’autre exemple. »

J'ai répondu : « C’est qu’il n’y a pas d’autre période dans l’histoire où les Juifs aient exercé le pouvoir. La seule fois où ils l’ont eu, ils ont fait comme les autres. »

Cela mit fin à la discussion. J’ajoute cependant que l’auditoire était totalement acquis à Elie Wiesel.

J’aurais pu aller plus loin. Faire allusion au sort réservé par les Israélites aux Cananéens au temps de David et de Salomon, par exemple. Et si j’avais pu prédire l’avenir, j’aurais évoqué ce qui se passe en Israël aujourd’hui. Les Juifs d’Amérique auraient une vision plus claire de la situation s’ils se représentaient un renversement des rôles : les Palestiniens gouvernant le pays et les Juifs les bombardant de pierres avec l’énergie du désespoir.

J’ai eu le même type de querelle avec Avram Davidson, brillant auteur de science-fiction qui, naturellement, est juif, et a été, du moins à une époque, ostensiblement orthodoxe. J’avais consacré un essai au Livre de Ruth, où je voyais un appel à la tolérance par opposition aux édits du cruel scribe Ezra, qui incitait les Juifs à « répudier » leurs épouses étrangères. Ruth était une Moabite, peuple haï des juifs s’il en est ; pourtant, elle est dépeinte dans l’Ancien Testament sous les traits d’une femme modèle ; en outre, elle compte parmi les ancêtres de David. Avram Davidson a pris ombrage de mon sous-entendu (les Juifs présentés comme intolérants) et j’ai eu droit à une lettre fort sarcastique dans laquelle il me demandait lui aussi si les Juifs s’étaient jamais livrés à des persécutions. Je lui ai répondu notamment : « Avram, vous et moi vivons dans un pays à 95 % non juif et cela ne nous pose pas de problème particulier. En revanche, qu’adviendrait-il de nous si nous étions des gentils habitant un pays à 95 % juif orthodoxe ? »

Je n’ai jamais reçu de réponse.

À l’heure où j’écris, on assiste à un afflux de Juifs ex-soviétiques en Israël. S’ils fuient leur pays, c’est bien parce qu’ils redoutent des persécutions de nature religieuse. Pourtant, dès qu’ils posent le pied sur le sol d’Israël, ils se muent en sionistes extrémistes impitoyables à l’égard des Palestiniens. Ils passent en un clin d’œil du statut de persécutés à celui de persécuteurs.

Cela dit, les Juifs ne sont pas les seuls dans ce cas. Si je suis sensible à ce problème particulier, c’est parce que je suis juif moi-même. En réalité, là encore le phénomène est universel. Au temps où Rome persécutait les premiers chrétiens, ceux-ci plaidaient pour la tolérance. Mais quand le christianisme l’a emporté, est-ce la tolérance qui a régné ? Jamais de la vie. Au contraire, les persécutions ont aussitôt repris dans l’autre sens. Prenez les Bulgares, qui réclamaient la liberté à leur régime dictatorial et qui, une fois qu’ils l’ont eue, s’en sont servis pour agresser leur minorité turque. Ou le peuple d’Azerbaïdjan, qui a exigé de l’Union soviétique une liberté dont il était privé par le pouvoir central pour s’en prendre aussitôt à la minorité arménienne.

La Bible enseigne que les victimes de persécutions ne doivent en aucun cas devenir à leur tour des persécuteurs : « Vous n’attristerez et vous n’affligerez pas l’étranger, parce que vous avez été étrangers vous-mêmes dans le pays d’Egypte » (Exode 22 : 21).

 

 

Isaac Asimov, Moi, Asimov, traduit de l’américain par Hélène Collon, Folio Science Fiction, Paris, 1994.